Chapitre 35 Syntaxe de la phrase simple [chapter]

2020 Grande Grammaire Historique du Français (GGHF)  
Seront traitées dans cette section les phrases qui peuvent être considérées comme « préconstruites », au sens où elles présentent un marquage spécifique, qui a pu évoluer au fil de siècles. Le cas de la phrase interrogative est un peu à part, du fait qu'elle offre une pluralité de marquages en synchronie. La phrase interrogative L'interrogation est l'une des modalités de la phrase, à côté de l'assertion, de l'injonction et de l'exclamation. On distingue d'une part l'interrogation « directe »,
more » ... i affecte une proposition indépendante / principale (Qui est cet homme ?), et l'interrogation « indirecte », qui prend place dans une subordonnée (régie par un verbe généralement pourvu d'un sens interrogatif : je me demande qui est cet homme). Seule la première est traitée ici, la seconde l'est dans le cadre de la phrase complexe ( 36.2.2). On distingue d'autre part l'interrogation totale, qui porte sur la relation prédicative dans son ensemble et appelle une réponse en oui / non (parfois si dans le cas des interrogations négatives) et l'interrogation partielle, qui porte sur l'un des constituants de la phrase, essentiel ou circonstanciel. La phrase interrogative est marquée, depuis les débuts du français, de diverses façons, tant à l'oral qu'à l'écrit. A l'oral elle l'est sans doute par une intonation, que reflète à l'écrit un signe de ponctuation spécifique, le point d'interrogation, présent déjà dans les manuscrits des langues grecque et latine, et en français de façon sporadique dans les manuscrits (dans le ms K de la Queste del Saint Graal, vers le milieu du 13 e s., le copiste place un ? à la fin de 72 des 179 propositions interrogatives du texte, soit dans 40% des cas). Elle l'est par ailleurs, pour l'interrogation partielle, par la présence de morphèmes interrogatifs, dont la fonction et la position ont connu des changements. Elle l'est enfin par un ordre des mots spécifique -l'inversion (ou postposition, les deux termes étant utilisés ici de manière synonyme) du sujet -, bien que celui-ci ait perdu au fil des siècles le rôle prépondérant qu'il avait en AF. Là réside en effet l'évolution majeure qu'a connue la phrase interrogative, que l'interrogation soit totale ou partielle : le passage d'un système unifié dans lequel dominait l'inversion du sujet, quelle que soit la nature de celui-ci, à un système dans lequel coexistent différentes variantes. Celles-ci se sont développées selon des chronologies différenciées, et dans des contextes en partie distincts, et leur usage reste lié à des situations de communication différentes, mais elles ont en commun d'avoir favorisé un ordre sujet-verbe. Bon nombre des changements sont communs à l'interrogation totale et à l'interrogation partielle (même s'ils ne présentent pas exactement les mêmes chronologies) : toutes deux sont donc traitées ici conjointement, l'introduction progressive et l'avancée des différentes variantes (plus ou moins durables) structurant les pages qui suivent. Comment ! Cilz filz de truye nous esbahira il tous ? (ArrasMélusine, 1392, p. 18) Vien ça, vien. / Ta besongne est elle bien faicte ? (Pathelin, 1456-1469, v. 1657-1658) Et à cellui qui parloit à lui dit ainsi le Jouvencel : « Ces choses viennent-elles du duc d'Ath ? » (BueilJouvencel2, 1461, p. 253) « Dictes verité, dist l'Escossois ; vostre mary n'y est il pas ? -Nenny, dist elle. » (Cent-Nouvelles, 1456-1469, p. 50) ( 37.5.2), et d'autre part la sur-représentation de cette construction en interrogation totale dès le 17 e s. (5,7% des interrogations en interrogation totale dans GerhardHeroard contre 0,4% en interrogation partielle, et 80% contre 40% dans le corpus oral du 20 e s. étudié par Coveney 1996), l'interrogation partielle ayant toujours préféré la structure en « est-ce que » comme alternative à l'inversion du sujet. On peut s'en étonner, dans la mesure où la présence en tête du morphème interrogatif oriente d'emblée la proposition vers sa valeur interrogative, ce qui n'est pas le cas dans les interrogations totales. Cette position initiale est restée pendant longtemps la seule possible et il est difficile, faute de données adéquates, de dater l'émergence des constructions, largement attestées au 20 e s., à l'oral ou à l'écrit en DD, dans lesquelles le morphème interrogatif se trouve en position finale : -T'étais en taule depuis quand ? demanda-t-il brusquement. (MaletVie, 1948, p. 62) -Tu t'appelles comment ? -Djamel. (IzzoKheops, 1995) -T'as eu mon adresse où ? (IzzoKheops, 1995, p. 169) Le « déplacement » en position finale du morphème interrogatif (qui suppose le recours à la forme accentuée quoi dans le cas de que : que fais-tu ? / tu fais quoi ?) peut laisser perplexe dans la mesure où il compromet l'identification immédiate de la modalité interrogative de la proposition. Le développement de cette variante peut s'expliquer par des raisons prosodiques, l'évolution du système accentuel du français rendant plus difficile l'accentuation du mot initial, et favorisant au contraire l'accentuation finale -le morphème interrogatif constituant l'élement focalisé, et donc potentiellement accentué (De Boer 1926). Il n'est par ailleurs pas exclu que cette structure se soit développée en relation avec la tendance à favoriser, au-delà de l'ordre SV, un ordre SVC (complément), largement dominant en proposition assertive. Si la plupart des pronoms ou adverbes interrogatifs acceptent les deux positions, quelques-uns privilégient en revanche nettement l'une ou l'autre : avec SV que est exclu en position initiale (*que tu fais ?), et quand y est peu acceptable ( ? quand tu pars ?), tandis que pourquoi privilégie au contraire la position initiale (pourquoi tu pars ?), la position finale semblant moins appropriée ( ? tu pars pourquoi ?) et tendant à conférer à l'adverbe, au moins à l'oral, une valeur de but plus que de cause (l'écrit distingue pourquoi (cause) et pour quoi (but) ; dans le cas du but, il ne s'agit plus de l'adverbe mais du pronom). 35.1.1.4 Le développement de la locution « est ce que » (« est-ce que ») Dès l'AF apparaît une nouvelle construction bâtie sur « est-ce que », qui connaîtra un succès croissant dans la langue, tout d'abord en interrogation partielle, puis en interrogation totale (voir Foulet 1921 pour une étude détaillée), le mouvement étant à cet égard inverse à ce qui s'obseve pour l'inversion complexe (voir 35.1.1.2 ci-dessus). a. « est ce que » en interrogation partielle L'interrogation en « est-ce que » est attestée dès le 13 e s., bien que rarement (12 occurrences dans le corpus GGHF intégral), tout d'abord lorsque la question porte sur l'objet direct, avec le pronom interrogatif que ou un syntagme déterminé par (le)quel, et avec une liste de verbes assez réduite ('entendre', 'voir', 'dire', 'faire'). La majorité des exemples présente un ordre est ce, mais l'on trouve 2 occurrences avec ce est (Graal p. 191a ci-dessous) : -Biaus sire Diex, glorïeus pere ! / Qu'est ce que j'oi ? dist l'emperere. (CoinciMiracles2, 1218(CoinciMiracles2, -1227 Il faut enfin signaler l'existence, pendant la période du MF, du morphème esse qui résulte de la grammaticalisation avec fusion de la locution « est ce » (avec parfois le maintien, redondant, du pronom ce : ex. de JehanParis ci-dessous). Dans le corpus GGHF, esse est attesté de 1415 (OrléansBallades) à 1542 (ConsistoireGenève), mais seulement dans quelques textes, le plus souvent avec un nombre d'occurrences peu élevé, à l'exception de Pathelin et de VigneullesNouvelles, qui offrent respectivement 18 et 19 occurrences, contre seulement 4 occurrences chacun de « est ce ». Esse est attesté en interrogation directe totale ou partielle (Esse par sens ou folie esprouvee ? OrléansBallades, p. 182, v. 13 ; Et qu'esse cy ?, Pathelin, v. 640), de même qu'en interrogation indirecte, bien que cela soit rare (Interrogué qu'esse que Monsieur Calvin luy az fayt, ConsistoireGenève, 1542, p. 294) ; mais c'est dans l'interrogation partielle en « est ce que » que la forme est proportionnellement la plus fréquente. Si l'on considère les seuls textes dans lesquels esse est attesté, la forme apparaît dans 60% (9/15) des cas d'interrogation partielle en « est ce que », contre seulement 39% (40/103) des autres cas : Qui esse qui m'en blamera ? (OrléansBalades, 1415, p. 177, v. 15) Comment esse que l'en t'appelle ? (Pathelin, v. 1216) « Et qu'esse ce qu'il dit, beau filz ? » dit le roy d'Espaigne. (JehanParis, 1494, p. 47) Qu'esse que tu porte en celle hotte ? (VigneullesNouvelles, 1515, p. 110) La forme disparaissant au milieu du 16 e s., elle n'est pas attestée avec l'interrogation totale en « est ce que » (au moins à l'écrit), qui n'émerge qu'à cette époque. b. « est ce que » en interrogation totale La construction en « est ce que » apparaît plus tardivement en interrogation totale : les premières attestations ne datent que du milieu du 16 e s., et le corpus de la GGHF n'en offre pas d'exemples avant le début du 17 e s. Dont vient l'estonnement / que vous monstrez ? / Est-ce que l'argument / de ceste fable encore n'avez sceu ? (Etienne Jodelle, Eugène, 1552, Prologue, cité par Foulet 1921
doi:10.1515/9783110348194-040 fatcat:36lkesyi5bahrml662utfwi5ei