Responsabilités en souffrance. Les conflits autour de la souffrance psychique des salariés d'EDF-GDF (1985-2008)

Marlène Benquet, Pascal Marichalar, Emmanuel Martin
2010 Sociétés contemporaines  
Responsabilités en souffrance. Les conflits autour de la souffrance psychique des salariés d'EDF-GDF (1985-2008). Résumé en français : L'article analyse le traitement de la souffrance psychique des salariés au sein des entreprises Electricité de France-Gaz de France entre 1985 et 2008, à partir d'un dépouillement exhaustif des procès-verbaux d'une instance nationale. Il entend montrer que l'émergence et les problématisations du thème de la souffrance psychique sur la période ne peuvent être
more » ... rises sans faire attention aux débats préexistants sur la responsabilité des accidents, à l'identité des personnes qui le mobilisent, et aux argumentations qu'il permet. Resumé en anglais : The struggle over mental health and its responsibility in the French energy sector. The article studies the issue of the employees' mental suffering in the French energy companies EDF-GDF between 1985 and 2008. It is based on the thorough analysis of the minutes of a national committee of health and security at work. The paper wishes to show that the rise of the theme of workers' mental health during the period cannot be understood without paying attention to the already existing debates on accident responsibility, to the people who summon this theme, and to the argumentations made possible by summoning this theme. sur le cas américain, voir Rosner et Markowitz, 2009). Par l'analyse de la souffrance psychique au sein des entreprises Electricité de France-Gaz de France (EDF-GDF), nous proposons de nous placer à l'intersection de ces deux lignes de force : la visibilité et la responsabilité des maux du travail. Comment étudier sociologiquement l'émergence de débats autour de la souffrance au travail, la dépression et les suicides des salariés ? Une première démarche est de conduire une étude statistique sur le nombre et la cause des suicides de salariés, en s'inscrivant dans la tradition durkheimienne ; elle est rendue difficile par la taille relativement réduite des effectifs étudiés. La deuxième approche, qui semble complémentaire, est celle que nous développons dans cet article : voir comment le thème de la souffrance psychique apparaît au sein des arènes de débat des entreprises, en prêtant l'attention à l'identité des personnes qui les porte, aux objectifs qu'ils poursuivent, ainsi qu'aux langages et corpus théoriques convoqués pour en parler. Au long de ses vingt-trois ans d'existence , le Comité national d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CNHSCT) d'EDF-GDF a discuté de ces questions, que l'on regroupera ici sous l'expression générique de « souffrance psychique des salariés ». La mobilisation de catégories telles que la souffrance au travail, les suicides professionnels ou les risques psychosociaux ne s'est pas faite dans le cadre de sessions spécialisées sur le sujet, mais au fil d'une discussion déjà établie depuis longtemps au sein du comité sur les risques professionnels et leur impact sur la santé des salariés (le CNHSCT prend la suite du comité de coordination des comités d'hygiène et de sécurité, qui existe depuis 1955). Les argumentations qui touchent à la santé mentale se sont ajoutées et confrontées à des considérations d'autres natures, au sein de débats dont les enjeux dépassaient la simple recherche technique d'une méthode de prévention efficace. N'étant ni médecins, ni psychologues, il ne nous appartient pas de nous prononcer sur l'existence, les formes ni les causes de la souffrance psychique (Dodier, 1999) . Dans la lignée des travaux d'Elliot Freidson, nous nous en tenons ici à une « suspension du jugement » sur les dimensions psychologiques et médicales de l'objet « souffrance psychique », pour n'explorer que les aspects sociaux de la mobilisation de cette catégorie (Freidson, 1984) . L'étude des quelque six mille pages de procès-verbaux de réunions du CNHSCT montre que la problématique de la souffrance psychique s'est insérée dans un débat préexistant, qui portait sur la part respective de responsabilité de l'employeur et du salarié dans les accidents du travail. Au long de la période étudiée, les enjeux de ce débat ont perduré ; les arguments mobilisés par les représentants des salariés d'une part, les représentants des directions de l'autre, se sont en revanche transformés. La problématique de la souffrance psychique s'est insérée parmi ces arguments, avec un succès qui a varié selon deux facteurs : l'identité de ceux qui ont porté cette problématique et les ressources qu'ils pouvaient mobiliser pour la défendre ; ainsi que la portée des argumentations que les concepts, langages, corpus théoriques mobilisés, rendaient possibles. L'histoire du traitement de la souffrance psychique chez EDF-GDF est celle de la reprise en main par la direction des problématiques de santé des salariés, au détriment de l'instance représentative du personnel. Si la souffrance psychique est d'abord intégrée en tant que facteur d'accidents du travail, dans un débat préexistant portant sur la responsabilité des
doi:10.3917/soco.079.0121 fatcat:vcdr4eno25ch3f5ynt75a2cyte