L'alliance matrimoniale des sociétés traditionnelles entre discours épidictique et discours apodictique, entre dette symbolique et échange

Charles-Henry Pradelles de Latour
2016 L'Homme (En ligne)  
Référence électronique Charles-Henry Pradelles de Latour, « L'alliance matrimoniale des sociétés traditionnelles entre discours épidictique et discours apodictique, entre dette symbolique et échange », L'Homme [En ligne], 217 | 2016, mis en ligne le 24 février 2018, consulté le 01 mai 2019. URL : http:// journals.openedition.org/lhomme/28836 ; DOI : 10.4000/lhomme.28836 © École des hautes études en sciences sociales L'ANALYSE de l'alliance matrimoniale, objet de cet article, a été largement
more » ... ite par l'expérience que j'ai vécue lors de mon premier terrain africain dans une chefferie bamiléké, à savoir la chefferie Bangoua. Pour situer les lieux, précisons que les Bamiléké, résident au Cameroun, dans la province du Centre-Ouest, sur des plateaux de mille mètres d'altitude où ils bénéficient de conditions climatiques et géographiques exceptionnelles ayant favorisé leur développement démographique. Ce pays très peuplé, dont la densité démographique s'élève par endroits à plus de 200 habitants au km 2 , a été divisé au milieu du XIX e siècle en une centaine de chefferies d'inégale importance, dirigées par un chef supérieur et un conseil de neuf notables. La chefferie Bangoua, située dans le département du Ndé, comprend 5500 habitants. La densité de la population est telle que, la terre étant rare, beaucoup d'hommes ont dû pour survivre et s'enrichir s'adonner au commerce en sus de leurs occupations agraires. C'est pourquoi les Bamiléké sont connus au Cameroun pour être des commerçants entreprenants, hiérarchiquement divisés en rangs de prestige et de richesse -notables, fils de chef, serviteurs, villageois -, et ayant su évoluer et s'adapter à la modernité tout en restant fidèles à leurs traditions. Une nomination en tant qu'allié du chef Dès mon arrivée, j'ai été chaleureusement reçu par fô Watong, le chef bangoua, qui m'a proposé de résider avec ma famille dans son palais traditionnel. Grâce à cet accueil, j'ai pu me mettre rapidement au travail. Un vieux catéchiste ayant renié la religion chrétienne m'apprenait la langue le matin et, l'après-midi, aidé par un jeune traducteur, j'ai commencé ÉTUDES & ESSAIS L'HOMME 217 / 2016, pp. 45 à 60 L'alliance matrimoniale des sociétés traditionnelles entre discours épidictique et discours apodictique, entre dette symbolique et échange Charles-Henry Pradelles de Latour à mener diverses enquêtes auprès des habitants. Tout s'engageait bien, lorsqu'à l'instigation d'un serviteur malveillant le chef accusa publiquement le secrétaire de mairie de vouloir l'« empoisonner », c'est-à-dire de vouloir le tuer par la sorcellerie. Cette accusation de régicide 1 , qui révélait une tension entre les deux pouvoirs en place, le chef traditionnel de la chefferie d'un côté et le pouvoir de l'administration étatique de l'autre, éveilla aussitôt mon intérêt. Une affaire de sorcellerie, n'est-ce pas une belle expérience ethnologique ? En réalité, je déchantai car le pays se divisa instantanément en deux factions qui ne se parlaient plus. Ayant noué de bons rapports avec les deux partis, je me retrouvai assis entre deux chaises. Mon hôte, le chef, supportait mal que j'interroge ses opposants et me foudroyait du regard quand il apprenait que j'avais vu le secrétaire de mairie ou un de ses acolytes. Ceux-ci m'expliquaient que leur chef était rétrograde, prisonnier de croyances arriérées, et m'incitaient, au nom de la modernité que je représentais par ma couleur de peau, à les soutenir. De plus, le chef exerçait une certaine pression sur moi en me laissant entendre qu'il m'avait reçu pour que j'étudie les coutumes du pays, donc pour que je les défende. Tout semblait compliqué, dans quelle galère m'étais-je embarqué ? Rester neutre dans une affaire de sorcellerie relevait du casse-tête. Ce conflit fit rapidement boule de neige, tout le monde en parlait. Le préfet et le sous-préfet du Ndé en débattaient, et les élites bangoua résidant à Yaoundé et à Douala commencèrent à s'alarmer, car il était intolérable que les habitants d'une même chefferie ne forment pas « une seule bouche », une unité. Un gendre du chef qui remplissait la fonction de secrétaire d'État au ministère des Finances à Yaoundé fit, avec quelques autres personnalités, comprendre à son beau-père qu'il devait renoncer à son accusation, sinon les élites ne lui verseraient plus l'aide financière dont il avait besoin pour assurer son rang de chef supérieur. L'argument « trébuchant » fit mouche car le chef accepta peu après de se réconcilier officiellement avec le secrétaire de mairie lors de la fête bisannuelle des Bangoua, qui a lieu en novembre. Ce jour-là, les deux hommes scellèrent l'alliance du sang au cours d'une réunion privée en présence de notables et de personnes faisant autorité. Je n'y assistai pas mais, après la cérémonie, plusieurs des participants ayant appartenu aux partis antagonistes vinrent nous saluer, mon épouse et moi, en nous remerciant d'être restés neutres dans cette affaire. 46 Charles-Henry Pradelles de Latour 1. Les chefs bamiléké, appelés fô (« chef ») dans le langage courant, sont intronisés comme des rois, cf. Charles-Henry Pradelles de Latour (1997 : 177-183).
doi:10.4000/lhomme.28836 fatcat:b5mhbc4ejfagtke34yiym3r7di