Matériaux pour l'histoire et la culture (Les) (wenshi ziliao 文史資料) [chapter]

Xavier Paulès
2020 Encyclopédie des historiographies : Afriques, Amériques, Asies  
Ingénieurs, philanthropes et seigneurs de la guerre dans la Chine républicaine 2/2/05 Certains d'entre vous l'auront certainement remarqué : le sujet que j'ai décidé cette année de traiter en cours -« Ingénieurs et philanthropes dans la Chine des seigneurs de la guerre »est a priori tout à fait différent de ceux dont j'ai parlé dans ce cadre jusqu'à présent. Il est différent, d'abord (et peut-être avant tout), parce que c'est la première fois que j'aborde ici des questions appartenant à
more » ... re du 20 e siècle chinois -pour être plus exact, appartenant à l'histoire post-impériale (je rappelle que la période impériale s'est terminée à la fin de l'année 1911). Il l'est aussi parce qu'avec ce que je propose à présent je semble abandonner, plus ou moins, la thématique à laquelle j'ai habitué mon auditoire depuis maintenant une douzaine d'années : l'État chinois de la fin de l'empire (des Ming et des Qing, disons du 16 e siècle à l'orée du 20 e ), ses modes de fonctionnement, ses administrateurs (j'ai longuement parlé du monde des administrateurs ces dernières années), son articulation avec la société, la façon dont il intervient dans l'économie, et même ce qu'on appellerait aujourd'hui sa « communication » (c'était en fait le sujet de mes premiers cours). Or, la Chine dont je vais parler cette année -disons, grosso modo, celle des vingt-cinq premières années de la République, jusqu'au début de la guerre du Pacifique en 1937 -cette Chine a bien sûr un gouvernement, des ministères et des fonctionnaires, comme avant ; mais pendant une bonne partie de cette période -celle dont je m'occuperai surtout, en fait -on a parfois l'impression que c'est sur le papier plutôt qu'autre chose, dans la mesure où la réalité du pouvoir est totalement fragmentée et où les prérogatives et les fonctions traditionnelles de l'État en Chine sont devenues l'objet d'interminables et parfois sanglantes disputes entre divers groupes de militaristes, de révolutionnaires, de bureaucrates et d'impérialistes ; en bref, on a l'impression qu'il n'y a plus vraiment d'« État » digne de ce nom, en tout cas pas dans l'acception centralisée, hégémonique et ordonnée qui s'impose presque automatiquement à l'esprit lorsqu'on évoque le système impérial, quelles qu'aient été les conditions réelles dans lesquelles il fonctionnait à tel ou tel moment de son histoire. Et en effet l'État, qui était si présent dans mes exposés passés, est absent (ou au moins semble absent) du sujet proposé cette année, puisque celui-ci nous parle d'ingénieurs, de philanthropie, et de seigneurs de la guerre. Ces trois termes désignent assez bien les domaines, à vrai dire un peu plus larges, que j'aborderai ; mais la façon dont je les ai assemblés pour le titre de ce cours ne dit rien de la façon dont ces domaines sont supposés se combiner, ce qui n'a a priori rien d'évident. Cette combinaison, je vous la livre donc d'emblée -ou si vous préférez, voici dès maintenant le fil conducteur auquel se rattachent les considérations qui vont suivre, dès aujourd'hui, et que je développerai de façon parfois assez étendue dans les semaines et les mois qui viennent. Ce que je me propose d'analyser, donc, ce sont les circonstances dans lesquelles certaines organisations philanthropiques (ou charitables) se sont appliquées à venir en aide à une Chine en proie à des troubles politico-militaires et à des calamités naturelles qui paraissaient sans fin -la Chine des seigneurs de la guerre, donc ; et surtout, c'est la façon dont elles ont voulu le faire dans une perspective résolument modernisatrice en mobilisant le savoir P.-E. Will cours CdF 05 2 technique et le militantisme d'un groupe particulier, et nouveau en Chine, celui des ingénieurs formés aux techniques occidentales. Les ingénieurs Pour développer un peu ceci, laissez-moi reprendre brièvement ces trois termes afin de vous donner une idée un peu plus concrète de ce qu'il y a derrière. Je commence par le plus inattendu, du moins par rapport à mes préoccupations habituelles : les ingénieurs. La profession d'ingénieur, au sens moderne du terme, est bien sûr nouvelle en Chine à l'époque qui va nous concerner, et autant que je sache elle a été jusqu'à présent très peu étudiée pour elle-même -je veux dire, dans ce cadre chinois, car, si l'on mentionne régulièrement le rôle de l'ingénierie moderne dans la modernisation du pays (de ses infrastructures, de ses transports, de ses communications, de son industrie, etc.) depuis le début du 20 e siècle, et même avant, et si l'on cite à l'occasion l'un ou l'autre personnage en vue, en revanche on ne s'est guère intéressé aux ingénieurs en tant que groupe socio-professionnel se définissant non seulement par sa compétence particulière, par son métier, mais également par la façon dont il combine un type de culture scientifique et technique, et même un style de vie, qui sont alors nouveaux en Chine et une relation particulière avec les milieux politico-administratifs et avec l'élite économique du temps. En réalité, ce groupe socio-professionnel tel que nous l'examinerons est passablement hétérogène, et il l'est d'abord parce qu'il est indispensable d'y inclure, à cette époque, à la fois les ingénieurs européens ou américains (et parfois japonais) expatriés en Chine, qu'ils aient été engagés par des institutions publiques ou qu'ils travaillent dans des entreprises privées (presque toujours étrangères), et les ingénieurs chinois formés soit à l'étranger soit en Chine même -et parmi ces derniers, il faudrait sans doute distinguer aussi entre ceux qui ont fréquenté des écoles spécialisées chinoises, encore assez rares à cette époque, et ceux qui ont été formés dans des collèges ou des universités anglophones établis par des étrangers (typiquement, par des missions protestantes) dans les concessions des grandes villes chinoises de la côte. Le milieu est donc hétérogène -et je ne parle même pas de ses hiérarchies internes -, mais, comme nous le verrons, cette division majeure qui sépare dans la Chine du début du 20 e siècle les étrangers expatriés en Chine et les Chinois, même occidentalisés, n'exclut en aucune manière un esprit de corps qui, dans certaines occasions, se manifeste de manière assez remarquable, au moins parmi l'élite de la profession. Sans anticiper, j'aurai à me consacrer assez longuement, le moment venu, à la description d'un milieu sino-américain d'ingénieurs très conscients de leur mission commune, possédant même leur propre association et leur propre revue, un milieu très bien connecté politiquement et qui semble avoir exercé une assez grande influence sur l'ensemble de la profession dans les années vingt et trente. Cela étant, même si les ingénieurs tendent à parler d'eux-mêmes comme d'une profession unique et fortement individualisée, voire comme d'une fraternité, et même s'ils viennent en général des mêmes écoles ou des mêmes départements d'université, ladite profession n'en recouvre pas moins toutes sortes de spécialités ; et ce qui est plus important, ces spécialités impliquent une assez grande variété de compétences et de connaissances, et elles impliquent aussi des environnements humains, et par conséquent des styles de vie, assez différents. Pour ne donner qu'un exemple, dans la Chine des années vingt un ingénieur responsable des équipements urbains dans une concession étrangère à Shanghai ou à Tianjin n'a pas du tout le même genre de vie, et ne passe pas par les mêmes expériences, qu'un spécialiste des travaux publics qui va construire une digue ou une route dans une province reculée où il n'y a pas d'autorité administrative digne de ce nom, infestée de bandits, et où les gens meurent de faim. En schématisant, l'un est un notable bourgeois, l'autre est une sorte d'aventurier, ou alors un missionnaire. P.-E. Will cours CdF 05 3 Or, c'est précisément à cette dernière catégorie (aux spécialistes des travaux publics actifs en Chine au début de la République, donc) que je me suis intéressé au départ. Et je m'y suis intéressé dans un contexte assez spécial, encore que pas rare en Chine à cette époque : je veux parler des grands travaux organisés pour secourir les victimes des calamités naturelles et des famines parfois épouvantables qui ont en effet frappé de vastes régions, et à plusieurs reprises, pendant les trente premières années de la République. Il faut d'ailleurs rappeler au passage que cette méthode, qui reposait sur le principe qu'il vaut mieux assister lesdites victimes en les faisant participer à l'édification d'infrastructures susceptibles de diminuer, ou même d'annuler dans le futur l'impact des accidents climatiques, plutôt que de leur distribuer des secours « gratuits » -que cette méthode, donc, n'était pas nouvelle en Chine, et qu'elle y avait même un passé tout à fait vénérable puisqu'elle faisait partie intégrante de l'arsenal très complet de mesures de lutte contre la famine développé à l'époque impériale, et de façon particulièrement éminente sous la dernière dynastie, celle des Qing, et plus particulièrement encore au 18 e siècle ; elle était alors désignée par l'expression yi gong dai zhen 以工代賑 (remplacer les secours par du travail). Dans les années vingt et trente du 20 e siècle, c'est donc le même type d'approche qu'adoptent -de façon indépendante, d'ailleurs, je veux dire sans se référer particulièrement à la tradition -certaines organisations philanthropiques au moment de catastrophes majeures comme la grande sécheresse qui frappe la Chine du Nord en 1920Nord en -1921Nord en , ou celle de 1928Nord en -1930, également dans les provinces du Nord, ou encore comme les énormes inondations qui affligent tout le bassin du Yangzi ainsi que celui de la Huai, en 1931 (en Chine centrale, donc) -et plusieurs autres épisodes moins spectaculaires peut-être, mais de même nature, et tout aussi tragiques pour les populations concernées, lesquelles se comptent toujours par dizaines de milliers au minimum. Et avec cela j'en arrive donc au deuxième terme de mon sujet, les philanthropes.
doi:10.4000/books.pressesinalco.27130 fatcat:h6nfhboeobbqbm7ia6dst4z4ey