Pratique I. Traîtrise
2004
PrimaryCare
C'est vrai, je l'avoue, cela fait bien longtemps que je n'ai plus écrit de billet. Le fin mot de ce silence, c'est que je me pose trop de questions. Tout a commencé le jour où je suis parti à la réunion des cadres de la SSMG au Bürgenstock. D'abord j'ai remarqué pour la première fois, en fermant ma porte, que mon voisin homéopathe arborait sur sa plaque le titre de «médecin praticien». Et moi qui allais faire de la politique médicale, qu'étais-je? Un théoricien, un pur esprit hors sol?
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... re, je ne prends pas la voiture mais le train pour de longs déplacements. J'emporte avec moi un livre, qui exige temps et concentration, que je serais incapable de lire autrement que dans un tel lieu, où je ressens, quasi voluptueusement, comme l'ouverture d'une parenthèse. Souvent, je prends des notes qui pourront me servir un jour. Et voilà que les CFF ont décidé de donner à penser avec leurs nouvelles rames thématiques. Je me suis donc installé dans un wagon Madame de Staël, où brillait, sous mes yeux, l'aphorisme qui a coupé net toute inspiration: «Le bon goût ne peut tenir lieu du talent en littérature, car la meilleure preuve du goût, lorsqu'on n'a pas de talent, serait de ne point écrire.» Et toc. Du coup, je n'ai plus sorti ma plume. La crainte d'être jugé brise toute pratique. Peu importe de ne pas écrire, il suffit de regarder dehors et de se sentir bien. Car, dans un train, j'ai toujours eu un intense sentiment de sécurité, que je ne connais guère en avion. Un train part de quelque part et arrive toujours à destination, même si un éboulement ou une avalanche le retient quelques heures, comme dans les romans policiers anglais. C'est du moins l'expérience que je connais depuis ma plus tendre enfance, où la douce intimité du cercle familial se reconstituait dans un compartiment roulant vers les vacances ... Ce jour-là, le contrôleur a ébranlé mes certitudes. Au lieu de dire simplement: «prochain arrêt Bienne», il a dit: «prochain objectif Bienne». C'est peut-être ce que l'on apprend dans les séminaires de formation continue des contrôleurs, imprégnés de ce néolibéralisme post-moderne, qui veut que l'on mérite aujourd'hui, à force de sueur, ce qui autrefois nous était donné. Il n'en reste pas moins qu'un objectif n'est pas un arrêt et que rien ne garantit qu'on y arrive. Mon voyage vers le Bürgenstock se fit donc dans l'inquiétude et je ne pus point me concentrer sur ma lecture. Il y avait autrefois une pratique du rail faite par les cheminots, ces hommes pétris de solidarité et d'honneur, mués maintenant en agents des objectifs de gestion. Arrivé tout de même au Bürgenstock, j'avais le malheur d'être vaudois et tout le monde me regardait. J'étais presque le seul vaudois. Mes compatriotes avaient décidé de ne point venir pour protester contre un félon, qui sous des mines amicales avait sorti son poignard pour faire le jeu de l'ennemi. Ils ne voulaient pas rencontrer le traître et le cautionner. Les autres continuaient peut-être de croire en sa loyauté. Pas les vaudois. On m'interrogeait et je me suis trouvé dans la situation de Saint Pierre: «Je ne connais pas ces vau-dois» dis-je, «moi je représente l'Europe.» L'Europe, c'est loin, c'est grand, hypothétique et peu compromettant pour qui vise le consensus mou. Evidemment, ma prise de position était peu courageuse envers ceux qui furent par le passé mes amis les plus proches. Et le coq chanta trois fois. Etais-je encore un praticien? Alors, dans ma chambre d'hôtel, quelque part dans la Suisse Centrale, en plein décor Märklin, le remords me rongea. Et je lus Bourdieu fébrilement. Pourquoi Bourdieu? Parce que c'est un sociologue qui n'a pas cessé de s'interroger sur la pratique, et j'espérais y trouver une solution à mon problème. Qu'est-ce qu'un praticien? Qu'est-ce qui fait que parfois il s'envole vers un ailleurs gestionnaire et perd pied? Qu'est-ce que cet ailleurs? Passer de l'autre côté, est-ce trahir? Si oui, comment ne pas trahir? Pas facile de réfléchir avec Bourdieu: il ne parle que de la pratique mais avec un vocabulaire de professeur de philosophie. Alors j'ai construit un schéma bourdieusien que vous verrez dans le prochain numéro et qui me rappela étrangement ma thèse avec le Professeur Delachaux: c'était déjà de la sociologie médicale, mais on ne parlait pas encore de Bourdieu. J'avais étudié les pratiques de la population vaudoise en matière de consultations chez le généraliste et j'avais fait ce que l'on appelait à l'époque une analyse des correspondances, méthode statistique complexe visant à regrouper les tendances générales de manière visuelle. J'avais, à la demande du patron, présenté ce schéma à un parterre de généralistes: j'étais à l'époque jeune et naïf. Surgi des rangs, un vieux rogneux, maintenant retraité ou décédé, s'était écrié: «Mais cela n'a rien à voir avec la pratique!». J'étais fâché de cette réaction, mais aujourd'hui je pense que ce devait être un excellent praticien. Il m'a donc fallu du temps pour digérer tout ça et je vous ai concocté un feuilleton en 6 épisodes. Je ne sais d'ailleurs pas si j'ai la réponse à mes questions mais j'ai tout de même écrit quelque chose en dépit de Madame de Staël. Figure 1 Giorgione: le Bravo, in David Teniers, Theatrum pictorium, Bruxellae, 1609.
doi:10.4414/pc-d.2004.06235
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