Rester aux Enfers : le bonheur paradoxal d'Eurydice

Julie Dekens
2014 TRANS-  
Éditeur Presses Sorbonne Nouvelle Référence électronique Julie Dekens, « Rester aux Enfers : le bonheur paradoxal d'Eurydice », TRANS-[En ligne], 17 | 2014, mis en ligne le 24 février 2014, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://trans.revues.org/910 ; DOI : 10.4000/trans.910 Ce document a été généré automatiquement le 30 septembre 2016. Tous droits réservés Rester aux Enfers : le bonheur paradoxal d'Eurydice Julie Dekens 1 Commentant Orphée descendu aux enfers pour en ramener Eurydice de
more » ... stout, Diderot s'exclame : Quel sujet pour un poète et pour un peintre ! Qu'il exige de génie et d'enthousiasme ! Ah ! mon ami, qui est-ce qui trouvera la vraie figure d'Eurydice 1 ? 2 Découvrir « la vraie figure d'Eurydice » (nous soulignons) semble être un véritable cassetête, une quête infinie pour celui qui parviendra à dépeindre, en poésie ou en peinture, cette silhouette 2 qui nous échappe absolument, elle dont les contours semblent évanescents. La recherche du vrai dans cette critique de tableau semble alors vouée à l'échec, Restout n'étant pas aux yeux de Diderot ce « génie » qui découvrira le Graal. 3 En poésie, Eurydice reste un personnage relativement mince. De nombreuses réécritures la passent même sous silence, comme si au fond Eurydice n'était qu'une figure secondaire du mythe d'Orphée. En effet, s'il existe des reprises du seul personnage masculin, il n'existe pas d'Eurydice seule, comme si cette figure ne pouvait être envisagée sans son époux. Brunel semble confirmer ce déséquilibre : Il est toujours difficile de dissocier les couples mythiques célèbres pour mettre en valeur un seul des partenaires. À traiter Eurydice à part, on risque de la séparer plus que jamais d'Orphée, ce jeune époux qui n'eut pas le temps d'en faire sa femme et qui traversa pour elle les ténèbres des Enfers 3 . 4 Pourtant, dans son Dictionnaire des mythes littéraires, à l'entrée « Orphée », le critique français ne s'insurge pas de la possibilité de voir la figure masculine évoluer sans son épouse. On peut séparer Orphée d'Eurydice, mais pas l'inverse. Certes, il ne faudrait pas oublier que le chantre thrace existe d'abord sans la figure féminine 4 , mais on pourrait penser que les réécritures modernes et contemporaines dépasseraient cette tradition poétique. Ce n'est pas le cas, en général : Eurydice est toujours réduite à n'être que l'ombre de son mari et à mettre en valeur le pouvoir de son chant. La figure féminine n'a pas changé de fonction depuis trois mille ans. Rester aux Enfers : le bonheur paradoxal d'Eurydice TRANS-, 17 | 2014 1 5 7 Dans Les Géorgiques, Virgile évoque le serpent, cause de sa mort, sans se concentrer sur l'instant même où celle-ci se produit : Illa quidem [...] immanem ante pedes hydrum moritura puella servuantem ripas alta non vidit in herba 5 . Car cette jeune femme, qui allait mourir, ne vit pas sous ses pieds, dans l'herbe haute, l'énorme serpent qui gardait les rives. 8 Virgile utilise ainsi l'adjectif verbal « moritura », construit à partir du participe futur du verbe morior, pour évoquer la fonction d'Eurydice, celle qui « va mourir », préparant sa destinée littéraire à travers les siècles 6 , jusqu'aux réécritures les plus contemporaines, comme celle d'Henri Bosco, au titre évocateur : « Eurydice, nymphe destinée à la mort 7 ». 9 Dans Les Métamorphoses, aussi, sa mort est presque immédiate, avec l'usage du présent de narration : nam nupta per herbas dum nova naiadum turba comitata vagatur, occidit in talum serpentis dente recepto 8 en effet, alors que la jeune épouse se promène dans l'herbe accompagnée d'une troupe de Naïades, elle meurt, mordue au talon par la dent d'un serpent 10 Placé à l'initiale du vers, le verbe « occidit » introduit la cause du décès d'Eurydice : ce serpent qui la mord dans les hautes herbes. Le « mauvais présage » (« nec felix [...] omen 9 ») avait préparé ce tragique événement dans la narration, notamment par l'usage de la négation : en effet, le latin évoque un « heureux présage », nié par la conjonction « nec », laissant au lecteur la possibilité d'entrevoir ce qu'aurait pu être le bonheur d'Orphée et Eurydice, tout en le leur retirant dès le début de l'épisode. C'est pourquoi la citation précédente est introduite par l'adverbe « nam » (« en effet »), à valeur de confirmation. La mort d'Eurydice est ainsi inévitable. 15 Virgile insiste particulièrement sur le mouvement de retour du personnage, avec l'emploi de l'adverbe « retro » (en arrière), mais aussi sur la répétition de ce dernier, avec l'adverbe « iterum » (une deuxième fois). Ce terme est d'ailleurs utilisé à nouveau par Ovide : Rester aux Enfers : le bonheur paradoxal d'Eurydice TRANS-, 17 | 2014 BIBLIOGRAPHIE Réécritures du mythe d'Orphée Jean Cocteau, OEuvres poétiques complètes, édition publiée sous la direction de Michel Décaudin avec, pour ce volume, la collaboration de Monique Bourdin, Pierre Caizergues, David Gullentops, Léon Somville et Michel Vanhelleputte, NRF Gallimard, Paris, 1999. Jean Cocteau, Le Passé défini III, 1954, journal, texte établi et annoté par Pierre Chanel, Paris, Gallimard, 1983. Hector Crémieux, Orphée aux enfers, opéra bouffon en deux actes, quatre tableaux, musique par J. Offenbach, Paris, Calmann-Lévy éditeurs, 1858. Christoph Willibald Gluck, Orphée et Eurydice, drame-héroïque en trois actes, représenté sur le théâtre de l'opéra le mardi 2 août 1774, traduction de M. Moline, Avignon, Éditions Jacques Garrigan, 1790. Ebba Lindqvist, citée par Margherita Midy, dans son article "Eurydike... och Orfeus", in Horisont, n° 314, 1997.
doi:10.4000/trans.910 fatcat:3sejd3hdvve2nmlkrejfr6fvpy