La vision du monde de Claude Lévi-Strauss

Emmanuel Terray
2010 L'Homme (En ligne)  
Référence électronique Emmanuel Terray, « La vision du monde de Claude Lévi-Strauss », L'Homme [En ligne], 193 | 2010, mis en ligne le 29 janvier 2012, consulté le 08 mars 2017. URL : http://lhomme.revues.org/24346 ; DOI : 10.4000/lhomme.24346 © École des hautes études en sciences sociales À CÔTÉ DE SES OEUVRES proprement scientifiques consacrées à la parenté et aux mythes, Claude Lévi-Strauss nous propose non pas une philosophie -il a plusieurs fois vigoureusement récusé le terme -mais une
more » ... on du monde accompagnée d'une vision de l'histoire du monde. Celles-ci procèdent de ses recherches, mais elles ne s'en déduisent pas, du moins pas entièrement ; elles contiennent des éléments originaux qui appellent de notre part une attention particulière. La vision du monde de Lévi-Strauss découle, à mon avis, de deux propositions qui ont en quelque sorte valeur d'axiomes. Première proposition : l'être humain est partie intégrante de la nature, et il ne saurait en être dissocié que de façon artificielle et illusoire. Deuxième proposition : la diversité des cultures est à l'origine de toute création et de tout progrès ; bien plus, dira Lévi-Strauss dans Myth and Meaning, « je ne vois pas comment le genre humain pourrait réellement vivre sans quelque diversité interne » (1978 : 16). Examinons ces deux propositions tour à tour. L'être humain est partie intégrante de la nature. Tout d'abord, il est un être vivant, il a un corps, un organisme, et comme tel il est soumis aux lois de la biologie. La nature le nourrit ; elle peut aussi le rendre malade ; elle gouverne le cours de sa vie, de la naissance et de l'enfance à la vieillesse et à la mort. Mais Lévi-Strauss va beaucoup plus loin que ce constat banal. À ses yeux, l'esprit lui-même et la pensée, au moyen desquels on creuse d'ordinaire un abîme entre l'être humain et la nature, sont en fait partie intégrante de celle-ci : « L'esprit aussi est une chose », lisons-nous dans La Pensée sauvage (1962 : 328, note). Dans Tristes Tropiques, Lévi-Strauss écrivait déjà : « Ma pensée est elle-même un objet. Étant "de ce monde", HOMMAGE L'HOMME 193 / 2010, pp. 23 à 44 La vision du monde de Claude Lévi-Strauss Emmanuel Terray elle participe de la même nature que lui » (1955 : 47). Il reprendra le même propos dans L'Homme nu : « La pensée et le monde qui l'englobe et qu'elle englobe sont deux manifestations corrélatives d'une même réalité » (1971 : 605). C'est précisément parce que l'être humain et son esprit font partie de la nature qu'ils peuvent la penser et la connaître : « L'esprit ne peut comprendre le monde que parce qu'il est un produit et une partie de ce monde », est-il affirmé dans Le Regard éloigné (1983 : 163). La portée de ces formules est considérable : si on les prend au sérieux, c'est l'antique et célèbre « problème de la connaissance » qui se dissout tout entier et d'un seul coup. On se rappelle comment ce problème était posé : comment l'esprit et la pensée peuvent-ils comprendre et connaître le monde ? Mais l'énoncé même de la question présupposait que l'esprit et le monde fussent deux réalités distinctes, différentes par nature, et dont il fallait par conséquent analyser les rapports et le rapprochement éventuel. Entre les deux termes se glissait bien la sensibilité ou la perception, mais on la plaçait d'ordinaire du côté du monde, et le problème devenait alors celui des relations entre la sensibilité et l'entendement. À vrai dire, dès le XVIII e siècle, le philosophe allemand Johann Georg Hamann, examinant la doctrine de son « ami » Kant, avait mis en cause l'opposition tranchée instituée par ce dernier entre les deux facultés : « La sensibilité et l'entendement, les deux branches de la connaissance humaine, ne proviennent-elles pas d'une racine commune, mais qui nous est inconnue, si bien que les objets nous sont donnés par l'une et pensés (compris et conceptualisés) par l'autre ? À quoi bon une séparation si violente et illicite de ce que la nature a assemblé ? Les deux branches ne vont-elles pas dépérir et dessécher à cause de cette dichotomie ou division de leur racine transcendantale ? » (2001 : 146). Lévi-Strauss va s'engager résolument dans la voie suggérée par Hamann. Si l'entendement, étudiant la parenté ou les mythes, met au jour des structures, c'est parce qu'il travaille sur des données qui sont déjà structurées par la sensibilité : comme il est dit dans L'Homme nu, « aucun caractère n'est marquant en soi, et c'est l'analyse perceptive, déjà combinatoire et capable d'une activité logique au niveau de la sensibilité, qui, relayée par l'entendement, confère une signification aux phénomènes et les érige en texte » (1971 : 501). Mais la matière fournie par la sensibilité est structurée parce que le monde est lui-même structuré :
doi:10.4000/lhomme.24346 fatcat:6uuahqyhfne5fkfx3wtyy227ly