Sonner comme soi-même

Jean Jamin
2006 L'Homme (En ligne)  
Référence électronique Jean Jamin, « Sonner comme soi-même », L'Homme [En ligne], 177-178 | 2006, mis en ligne le 01 janvier 2008, consulté le 06 janvier 2017. URL : http://lhomme.revues.org/21694 ; DOI : 10.4000/ lhomme.21694 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. © École des hautes études en sciences sociales ENL'ESPACE d'un trimestre paraissent en français trois livres sur la vie et la carrière de la grande chanteuse noire américaine Billie Holiday, née le 7 avril 1915 à
more » ... lphie, sinistrement morte à quarante-quatre ans au Metropolitan Hospital de New York le 17 juillet 1959. Ils viennent s'ajouter aux quelque quinze ouvrages, dont deux bandes dessinées, publiés en France lors des précédentes décennies, sans compter la quarantaine d'études monographiques (biographies, discographies, iconographies, documentaires cinématographiques) qui, depuis sa mort, sont sorties aux États-Unis ou en Grande-Bretagne . Ce n'est guère s'avancer que de dire qu'aucune autre musicienne (ou musicien) de jazz n'a attiré à ce point l'attention des critiques, des écrivains, des chercheurs et des éditeurs, au risque de la redondance et parfois -il faut le souligner -de l'indécence, traduisant donc un singulier acharnement biographique. Il est d'autant plus singulier que, à côté ou au-delà de la vie, l'oeuvre musicale est là, intacte, profuse, évidente : l'essentiel sinon la totalité en a été transféré numériquement sur CD; la plupart, réunis parfois en intégrales enregistrées sous tel ou tel label (Columbia, Commodore, Verve), sont accompagnés de copieux livrets comportant des informations discographiques très précises (lieux et dates des enregistrements, numéro de prises, composition des orchestres, ordre et identification des solistes, producteur des séances et, dans certains cas, transcription des chansons gravées). À PROPOS L' H O M M E 177-178 / 2006, pp. 179 à 198 Sonner comme soi-même Ce que ne nous disent pas les vies de Billie Holiday Jean Jamin Your voice sounds a little strained that's all. But if I hadn't heard you before, I wouldn't notice nothing. I'd still be moved. Maybe even moved more, because it sounds like you been through something. Before it was beautiful too, but you sound like you through more now. You know what I mean ? Gayl Jones, Corregidora. À propos de Véronique Chalmet, Billie Holiday, Paris, Payot & Rivages, 2005 ; de Sylvia Fol, Billie Holiday, Paris, Gallimard, 2005 (« Folio Biographies ») ; d'Alain Gerber, Lady Day : histoire d'amours, Paris, Fayard, 2005 ; et de Julia Blackburn, With Billie, New York, Pantheon Books, 2005. Je remercie Jean-Pierre Digard, Bernard Lortat-Jacob et Patrick Williams de la lecture attentive qu'ils ont bien voulu accorder à cet À Propos. Mais pourquoi la compréhension de l'oeuvre devrait-elle se doubler d'une telle débauche de récits, de commentaires, d'exégèses sur la vie de celle qui l'a produite ? Aussi hâtive et naïve soit-elle, la question mérite d'être posée et creusée, au moins pour trois raisons. En premier lieu, l'art de la chanteuse, tant sur le plan du style, du contenu que de la technique musicale, resterait -je reviendrai plus loin sur cet aspect -« ultimately mysterious » 1 . En deuxième lieu, la majorité des « histoires » cidessus évoquées ne font que renforcer ce mystère par le fait qu'elles se complètent moins qu'elles ne se superposent, ne se reprennent ou ne se répètent ; chemin faisant, elles semblent transposer le modèle « thème et variations » dans leurs écritures comme si les auteurs avaient été insidieusement contaminés par l'approche vocale de leur sujet et la structure strophique de son répertoire. En troisième lieu, l'existence et la carrière de Billie Holiday, ainsi mises en récit, ressassées, et, d'une certaine manière, livrées en pâture, font ressortir ce « paradoxe biographique » qu'avait déjà signalé Roland Barthes et que commente François Dosse dans sa somme sur la biographie en tant que genre littéraire 2 : à savoir que la vie d'un auteur ou d'un artiste -en l'occurrence celle de la chanteuse -n'est plus seulement envisagée comme antérieure et déterminante par rapport à son oeuvre mais comme postérieure à celle-ci au point d'en faire partie intégrante. Elle est, si l'on m'accorde ce néologisme, j'avoue peu gracieux 3 , ré-oeuvrée. Le livre d'Alain Gerber, nous le verrons, s'inscrit parfaitement dans cette logique du déplacement spatial et temporel ou, comme l'écrit Roland Barthes, du « déport de la personne énonciatrice (au sens grammatical du mot "personne") » par contraste avec le « moi » 4 , puisque le « je » de narration qu'Alain Gerber attribue au personnage identifié sous le nom de Lady Day ou Billie, ainsi qu'aux autres personnages qui peuplent son récit, ne peut plus, et pour cause, être un « moi » même si les circonstances et les événements qui ont donné corps au « moi » et auxquels le « je » tente de donner sens sont scrupuleusement référencés, périodisés, restitués. Ce que l'on peut aisément vérifier en lisant les ouvrages de Sylvia Fol et de Véronique Chalmet, qui s'inspirent pour une large part des travaux de leurs prédécesseurs, principalement Donald Clarke, Stuart Nicholson ou Ken Vail 5 . 180 Jean Jamin 1. Gunther Schuller, The Swing Era : The Development of Jazz, London, Oxford University Press, 1989 : 96. 2. Cf. François Dosse, Le Pari biographique : écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005 : 96 sq. 3. Mais qui ne l'est guère moins, me semble-t-il, que le mot-valise introduit par Antoine Compagnon pour caractériser l'approche inspirée des « portraits littéraires » de Sainte-Beuve, lesquels se donnent pour but d'expliquer l'oeuvre par le récit de vie : il parle de « vieuvre » (Antoine Compagnon, La Troisième République des Lettres, Paris, Le Seuil, 1983 ; et François Dosse, op. cit. : 84-101). 4. Roland Barthes, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », in Le Bruissement de la langue,
doi:10.4000/lhomme.21694 fatcat:a3vuh5log5avpnr5cxvg5rhgsa