Le rapprochement de l'école et de l'entreprise dans l'enseignement technique : sur les limites d'une rationalisation volontariste

Henri Eckert, Patrick Veneau
2000 Revue française de pédagogie  
1 s'agit d'interroger les processus de rationalisation à l'oeuvre dans l'enseignement technique à partir cies contenus d'enseignements délivrés dans trois spécialités industrielles : les BTS Électrotechnique, Electronique et Informatique industrielle. La relation entre ces contenus, les référentiels de ces trois diplômes et les pratiques pédagogiques permet de montrer comment est mise en scéne l'exigence politique de rapprochement antre l'école et l'entreprise et d'interroger les rapports entre
more » ... la cuiture technique exigée par l'activité productive et les savoirs technologiques transmis par l'école. L a raison affichée de la modernisation, au cours des vingt-cinq dernières années, du système français d'éducation -des formations techniques et professionnelles en particulier -a été la nécessité d'un rapprochement entre l'école et l'entreprise. La Cc montée du chômage des jeunes» au cours de la même période avait dicté l'urgence de ce rapprochement dans la mesure où une trop grande distance entre les deux milieux était -à tort où à raison -désignée comme l'une des sources principales des difficultés croissantes des jeunes à s'insérer dans la vie active. Les entreprises étaient, du reste, censées avoir considérablement évolué pour avoir intégré de nou-velles technologies et avoir bouleversé l'organisation taylorienne du travail au profit de formes d'organisation plus souples et plus réactives dans des marchés plus ouverts et plus concurrentiels que jamais. L'école se devait, pour combler son retard et réduire cette distance, d'adapter ses structures et ses maniêres de faire (1) : l'injonction ainsi adressée à l'école tenait-elle pour autant compte de sa spécificité? La nécessité d'adapter les formations techniques et professionnelles aux évolutions constantes des activités concrètes dans l'entreprise a attiré l'attention sur le fonctionnement des Revue Française de Pédagogie, n°131, avril-mai-juin 2000, 33-41 33 commissions professionnelles consultatives (CPC), chargées de créer ou, plus fréquemment, d'actualiser les diplômes professionnels. Celles-ci constituent de ce fait l'un des maillons essentiels du dispdsitif global de négociation entre L'Éducation nationale et ses partenaires, représentants des entrepreneurs ou de leurs salariés, sur l'avenir des enseignements technologiques et professionnels et, par voie de conséquence, sur les relations entre l'école et l'entreprise. Les vives critiques adressées aux CPC dans le rapport Bloch -ambiguïté de leurs objectifs, organisation des CPC et modalités de prise de décision, lenteur du processus, qualité des représentants de~milieux professionnels, isolement au sein de ['Education nationale -, confirmées par d'autres analyses, n'ont pas tardé à accélérer un processus de rationalisation de l'intervention des CPC, déjà amorcé par un train de mesures institutionnelles au début des années quatre-vingt, avec en particulier le rattachement des CPC à la direction des lycées et collèges en 1980 et la création d'un secrétariat permanent des CPC. La rationalisation des procédures de création ou d'actualisation des diplômes professionnels -qui constitue de fait une rationalisation des procédures de dialogue et de concertation entre parties prenantes -s'est traduite notamment par une codification rigoureuse de la démarche en quatre étapes successives. La première, dite « phase d'opportunité », instruit la décision de création ou d'actualisation du diplôme; les deux phases suivantes conduisent l'une à l'élaboration d'un" référentiel d'activité professionnelle (rap) ", l'autre à la mise au point d'un « référentiel de diplôme" ou « référentiel de certification du domaine professionnel» ; la dernière programme l'évaluation du diplôme à moyen terme. À toutes ces étapes, il est largement fait appel à diverses formes d'expertise; mais sans doute la définition du « rap» est-elle l'occasion d'une négociation plus longue entre parties prenantes, alors que la traduction de ce « rap» en termes de contenus de formation reste, de fait, de la seule compétence de l'Éducation nationale. Quoi qu'il. en soit, tout diplôme de l'enseignement professionnel est renvoyé à son « référentiel" qui, à un « domaÎne d'activÎté » ou à un ensemble d'emlois, asso~ie. des contenus de formation spéci-fIques et precise les « savoirs associés ». Le référentiel vise ainsi une mise en correspondance directe entre deux ordres de réalités celui de l'école et de la formation et celui des activités de travail en entreprise. C'est cette mise en Correspondance directe -l'immédiateté de cette mise en correspondance -que nous nous proposons d'interroger ici. Non pas en nous penchant sur l'opacité de la transposition didactique réalisée à partir du « rap » par les services de l'Éducation nationale, mais en nous attachant aux contenus d'enseignement effectivement transmis aux individus au cours de leur formation. Si la transposition didactique n'est pas au centre de notre propos, c'est que nous nous intéressons davantage au problème, souievé par la sociologie des curricula, de la détermination des contenus d'enseignement en général. C'est pourquoi nous montrerons, à partir de l'exemple de trois spécialités de BTS -électrotechnique, électronique et informatique industrielle -, en quoi le projet de mise en adéquation directe de contenus d'enseignement technique et professionnel avec des contenus de travail méconnaît la spécificité tant de la formation que du travail (2). Nous pourrons alors avancer que les référentiels ne constituent qu'une mise en scène de la volonté de rapprocher l'école de l'entreprise et interroger une rationalisation qui apparaît volontariste. QUAND LES CONTENUS DE FORMATION DISPENSÉS INVALIDENT LES RÉFÉRENTIELS." La généralisation des référentiels de formation visait notamment une réduction de la relative indétermination du travail des enseignants, soulignée par L. Tanguy dans l'étude qu'elle a consacrée à l'enseignement professionnel en France (1991). Le référentiel propre à chaque cursus devait -quitte à risquer ici une formule pléonastique -en constituer le texte de référence pour tous les enseignants et contribuer ainsi à l'homo· généisation des formations professionnelles dispensées sur l'ensemble du territoire national. Si des évolutions dans ce sens ont effectivement été enregistrées, il n'en paraît pas moins difficile de les imputer à l'introduction des référentiels. Ceux· ci devaient constituer l'alpha et l'oméga de la pratique des enseignants: il apparaît au contraire qu'ils n'en désignent, au mieux, qu'une référence vague et lointaine. L'apparition d'une norme commune aux enseignants des sections de BTS, dans une situation où la très grande majorité d'entre eux est issue de l'université et n'a guère connu l'entreprise sinon à l'occasion de stages, nous 34 Revue Française de Pédagogie, n°131, avril-mai-iuin 2000 paraît bien davantage résulter de deux autres facteurs : l'importance des annales d'examen et le rôle structurant de ce qu'il est COnvenu d'appeler la démarche didactique. Les sujets d'examen comme principe de sélection Au cours des entretiens que nous avons eus avec des enseignants des trois disciplines profes-sÎonnelles ici évoquées, le référentiel a été systématiquement et unanimement critiqué parce que trop vaste, trop touffu et trop abstrait (3) . Le corpus des sujets d'examen permet, dans cette situation, d'opérer une sélection des contenus effectifs d'enseignement à transmettre dans la masse des propositions du référentiel d'une part et, d'autre part, de donner consistance à ces contenus en les rendant plus concrets. C'est ainsi que la définition du « projet» académique, eXercice de réalisation mis en oeuvre au cours de la deuxième année de préparation du BTS d'électronique, traduit la notion générique de système pluri-technologique présentée dans le référentiel en un objet concret, directement saisissable : systèmes de régulation d'une serre ou de gestion d'un feu de carrefour (4) par exemple. Mais surtout, les récurrences dans les sujets d'examen -« on cible en fonction de ce qui revient régulièrement dans les sujets d'examen» dit un enseignant -indiquent les parties les plus valorisées du référentiel ou, inversement, les aspects
doi:10.3406/rfp.2000.1042 fatcat:epgrhqtrevhkfhkvzbmwuo4rcm