Introduction à la philosophie de Cicéron (I) Portée et limites de la connaissance humaine
Stéphane Mercier
2010
unpublished
Retour à la page d'accueil Liminaire Cicéron est-il philosophe ? et, le cas échéant, où trouver une expression de sa pensée philosophique ? La réponse affirmative à la première question ne peut être que péremptoire dans l'immédiat, mais la série d'études que nous proposons ici a pour but d'en établir la légitimité ; et c'est afin de définir les fondements textuels sur lesquels va reposer notre analyse que nous devons répondre brièvement à la seconde question. L'oeuvre de l'Arpinate, malgré tout
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... ce dont nous a privé le grand naufrage littéraire de l'Antiquité, a moins souffert que d'autres des aléas de la transmission : plusieurs dizaines de discours nous sont ainsi parvenus, ainsi qu'une importante correspondance et nombre de traités rhétoriques et philosophiques. La présence d'ouvrages de ce dernier type ne garantit pas a priori qu'il soit permis de parler de Cicéron comme d'un philosophe, car ce serait faire trop bon marché d'un tel titre que de l'accorder indistinctement à tout qui se fend d'un livre de philosophie. Reste que, s'il y a une philosophie de Cicéron, c'est d'abord dans de tels ouvrages que nous devrons chercher à en découvrir les aspects fondamentaux. Outre l'ensemble constitué par ses traités de philosophie, composés pour l'essentiel sous forme de dialogues, on doit également faire une place aux écrits rhétoriques, dans la mesure où, nous le verrons (spécialement dans le troisième article), l'art oratoire est lié à la philosophie, qui est comme la mère nourricière dont il tire sa substance. La philosophie, en retour, a besoin des ressources de la rhétorique pour se faire entendre ; et l'adresse au public cultivé réclame de ne pas sacrifier la forme au fond, mais de tendre à l'harmonie de l'une et l'autre. En ce sens, on comprend la volonté qu'a l'Arpinate, dans la préface au second livre de La divination, de présenter de concert le parcours proposé dans ses diverses compositions rhétoriques et philosophiques (Diu. II 1-4) : les vocations d'orateur et de philosophe, loin de s'exclure mutuellement, concourent ensemble à leur propre perfection. Plus généralement, c'est toute l'oeuvre de Cicéron qui mérite d'être prise en considération pour embrasser les différents aspects de sa philosophie, car, conçue par l'Antiquité comme une maîtresse de vie, celle-ci tend à se manifester avec plus ou moins de netteté dans la correspondance ainsi que dans les discours. La première permet de se faire une idée de la manière dont ses conceptions philosophiques furent vécues au quotidien, non que ces lettres Stéphane Mercier 2 aient eu une vocation proprement philosophiques (étant ainsi très différentes des Lettres à Lucilius de Sénèque), mais parce qu'elles offrent un témoignage de première importance sur la vie d'un homme qui, s'il ne s'est pas toujours montré à la hauteur des idées qu'il professait, tenait résolument à son engagement philosophique et ne prétextait jamais de ses propres insuffisances pour renoncer à ses idéaux. Quant aux discours, si leur virtuosité paraît s'accommoder quelquefois d'entorses à la probité et, en tout cas, à la vérité, ils témoignent en réalité d'une belle continuité dans la volonté de servir le bien supérieur de la res publica romaine. L'Arpinate en effet, républicain de coeur, l'est aussi en vertu d'une prise de position philosophiquement fondée en faveur du régime qu'il tient pour le meilleur et le plus à même de garantir la paix comme la justice. Qui plus est, il n'hésite pas, quand cela est opportun, à souligner dans ses discours les mérites de la philosophie -ce qui n'est pas sans audace, comme nous le verrons -et de la culture littéraire en général comme fondements de l'humanitas, vertu de l'homme civilisé soucieux de toujours mieux comprendre le bien dont il se fait le serviteur au sein de la communauté humaine. Or la philosophie, selon une division déjà traditionnelle à l'époque de Cicéron, se divise en trois parties : la dialectique ou logique, la physique et l'éthique. Sans être propre aux penseurs stoïciens, la systématisation de ce schéma tripartite leur doit au moins en partie son assise théorique, puisque le Portique établit une correspondance entre les trois parties du discours philosophique et les trois vertus génériques qui leur correspondent dans l'âme humaine. La dialectique au sens large porte sur le fonctionnement de la raison, sur les modalités de l'argumentation et du discours, et sur la nature ainsi que la portée de la connaissance humaine ; la physique ou philosophie naturelle est un discours sur la structure du monde, des différents êtres, vivants ou non, qui le constituent, et des événements qui s'y produisent ; enfin, l'éthique propose une réflexion sur la conduite de la vie humaine dans sa double dimension personnelle et communautaire, et elle inclut de ce fait la politique. De toute évidence, et sans qu'il soit pour autant légitime de donner dans le trop fameux cliché du « Romain pratique » opposé au « Grec spéculatif » (nous y reviendrons), c'est cette troisième partie de la philosophie, l'éthique, qui intéresse Cicéron au premier chef et se trouve constamment au centre de ses préoccupations. Par ailleurs, si la philosophie de la nature est moins représentée dans son oeuvre -encore n'en est-elle pas absente, bien loin s'en faut -, les questions d'épistémologie sont cruciales, et la bonne intelligence de la solution cicéronienne à la question de la nature de notre connaissance est capitale pour bien saisir la portée de son « éclectisme » (un autre terme sur le sens duquel il faudra s'entendre). Qui plus est, les questions de philosophie de la nature, parfois développées pour elles-mêmes (comme le destin dans le traité du même nom, ou la théologie dans le dialogue sur La nature des dieux), sont régulièrement étudiées dans le prolongement des interroga-
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