Les politiques des familles aristocratiques à l'égard des églises en Italie centrale (ixe-xie siècles)
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Laurent Feller
Sauver son âme et se perpétuer
La question posée sous la forme d'une antinomie, sauver son âme ou se perpétuer, est issue tout droit des interrogations des ethnographes français, parce qu'elle met en relation le « devenir des lignées et le destin des patrimoines » 1 . Sa formulation paraît aussi sous-entendre que les lignées aristocratiques sont menacées par les contraintes pesant sur elles, et met au premier plan les générosités nécessaires au salut de l'âme de leurs membres. L'excès de leur poids serait destructeur, les
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... ns patrimoniaux, happés par des institutions qui ne peuvent ni ne veulent les redistribuer, seraient placés définitivement hors d'atteinte des donateurs et de leurs familles, les conduisant à un appauvrissement synonyme de régression sociale. L'idée d'une excessive générosité des familles aristocratiques à l'égard des églises durant le haut Moyen Âge et particulièrement au X e siècle s'est effectivement profondément ancrée dans notre paradigmatique jusqu'à une date récente 2 . L'intrigue que l'historiographie française a longtemps retenue est celle, élaborée par Georges Duby au début des années 1950, d'un amoindrissement des grands patrimoines fonciers provoqué non seulement par l'abondance des dons faits aux établissements religieux mais aussi, ce dont nous n'avons pas à rendre compte ici, par le libre jeu de règles de succession prévoyant le partage égalitaire. Les établissements religieux comme Cluny, ne concèdent en effet de précaires, c'est-à-dire ne rétrocédent partiellement les terres offertes, qu'à un groupe étroit d'aristocrates, constituant la partie la plus haute de la société 3 . Dans ces conditions, un phénomène complexe s'observe, celui du transfert partiel des patrimoines aux églises et monastères au détriment de la génération suivante non compensé par le maintien des droits d'exploitation, les bénéficiaires des donations intégrant les terres offertes à leur propre système de mise en valeur : le système domanial classique favorise au demeurant ce genre d'attitudes. En conséquence, les donateurs dont les patrimoines sont fragiles ne conservent même pas les exploitations, c'est-à-dire les organismes économiques dont ils tirent leur substance, la réciprocité existant entre les monastères et les familles de donateurs ne s'exerçant pas au niveau économique. Dans ce schéma, le processus d'appauvrissement ainsi mis branle se terminait au début du XI e siècle 1 G. Augustins, Comment se perpétuer ? Devenir des lignées et destins des patrimoines dans les paysanneries européennes, Nanterre, 1989. 2 Georges Duby est le premier à avoir énoncé l'idée d'un appauvrissement rapide des familles aristocratiques au X e siècle, du moins dans le Mâconnais : G. Duby, La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1953, sp. p. 67 sv : « Délabrement [des fortunes laïques] qui, précisément, s'accélère aux alentours de 980 ». Duby conclut alors à un appauvrissement constant des laïcs qui les conduit à adopter des attitudes plus offensives et plus brutales à l'égard de la paysannerie. 3 G. Duby, La société..., p. 69. -2par une réaction brutale de la classe seigneuriale qui bouleversait le dispositif de transfert des patrimoines d'une génération à l'autre en s'imposant un resserrement des contrôles des actes économiques ou à incidences économiques des chefs de famille 4 . Le resserrement lignager d'une part, l'exploitation économique du ban de l'autre apparaissaient comme les deux réponses mises au point pour résoudre la crise née de ces contraintes juridiques et mentales. Le schéma élaboré par Georges Duby au début des années 1950 a été admis en France durant une grande partie de la seconde moitié du XX e siècle et a, d'une manière ou d'une autre, profondément influencé toute l'historiographie, s'imposant comme structure portante de la plupart des thèses d'histoire régionale issues de façon directe ou indirecte de son oeuvre 5 . Présentée de la sorte, en effet, l'aristocratie des VIII e et IX e siècles apparaît comme un acteur économique irrationnel, en ceci qu'elle ne cherche pas à tirer un avantage optimal des ressources à sa disposition. Elle les gaspille en les redistribuant sans obtenir ni même recherche de contrepartie matérielle. Celle du XI e siècle, au contraire, serait revenue à une attitude finalement plus attendue et plus conforme aux schémas de croissance, grâce à l'intégration des profits matériels du pouvoir. On admet, à la suite de Duby et de ses élèves, que le pouvoir aristocratique a, durant le haut Moyen Âge, un versant sacré et que celui-ci contraint à un certain nombre de comportements à incidence ou à traduction économique. Les générosités auxquelles se livraient les groupes aristocratiques sont aussi socialement nécessaires. Même si elles doivent déboucher sur un processus d'appauvrissement, elles sont inévitables. Elles sont également étroitement corrélées à une conception particulière de la richesse : celle-ci ne repose pas uniquement sur la possession des moyens de production -des terres que l'on exploite et que l'on transmetni même sur celle des objets précieux qui gisent dans les trésors. La richesse doit se comprendre comme un ensemble beaucoup plus vaste que les biens matériels détenus et intégrant l'ensemble des signes qui permettent la cristallisation de l'identité sociale du groupe considéré. La richesse inclut des symboles et des objets véritablement sacrés, c'est-àdire incessibles, dans lesquels s'ancre à la fois le pouvoir social, le prestige et, en fin de compte, la prospérité du groupe familial. Parmi ces objets de possession qui sont aussi des objets de prestige et des preuves du statut se trouvent les monastères familiaux, féminins et 4 G. Duby, La société..., p. 221 sv. G. Duby, Lignage, noblesse et chevalerie dans la région mâconnaise. Une révision.
doi:10.4000/books.efr.2287
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