Geste individuel, mémoire collective: Le jeu du pan dans les steelbands de Trinidad & Tobago

Aurélie Helmlinger
2001 Cahiers de musiques traditionnelles  
En visitant Trinidad, il est impossible d'ignorer longtemps l'existence du pan 1 . On ne tarde pas à découvrir cet idiophone mélodique (appelé aussi steeldrum ou steelpan) fabriqué par catachrèse 2 de bidons de pétrole. Après l'avoir embouti à l'aide d'une masse, on façonne sur sa surface devenue concave un certain nombre de facettes dont l'accordage sur une gamme occidentale tempérée sera facilité par une cuisson préalable, sur un feu nourri des résidus d'hydrocarbures. Le facteur (appelé
more » ... ) martèle chaque note, séparée de la voisine par une rainure, pour lui donner une forme légèrement convexe, ajustant ainsi la note fondamentale. S'il a une bonne oreille et en s'aidant parfois d'appareils électroniques, il peut également accorder les partiels sur le modèle des premières notes de la série harmonique, donnant à l'instrument un timbre brillant, qu'un éventuel chromage par électrolyse renforcera et maintiendra plus longtemps. Ainsi fabrique-t-on aujourd'hui cet instrument dont il existe de nombreux types de tessitures différentes, reconnaissables par le nombre de bidons et la taille de leur jupe. Inventé à la fin des années trente par la population d'origine africaine 3 dans les quartiers défavorisés de Port-of-Spain, le pan a pris progressivement place dans le carnaval. Suite à l'habitude d'ajouter aux tambours traditionnels, puis aux bambous percutés et pilonnés (les tamboo-bamboo), des instruments de récupération métalliques, il est le fruit de découvertes acoustiques dues aux propriétés sonores de sa matière vibrante. D'abord très mal considéré, il est peu à peu accepté puis érigé en symbole culturel de Trinidad par des intellectuels nationalistes qui prennent parti en sa faveur. A l'indépendance (1962), le PNM -parti nationaliste au pouvoir -favorisera son développement par de nombreuses décisions politiques comme la création de compétitions nationales. « Seul instrument de musique inventé au XX e siècle », clament un peu présomptueusement les prospectus touristiques. Et le pays entier semble fêter chaque 1 « Casserole » en anglais. Ce terme est synonyme de steeldrum et steelpan, à ceci près qu'il désigne parfois plus précisément un seul des bidons de l'instrument. Un steeldrum peut donc être constitué de plusieurs pans. 2 Ce concept emprunté à la psychologie (qui l'a elle-même emprunté à la rhétorique), désigne ici le détournement d'un objet de sa fonction initiale. 3 La population de Trinidad & Tobago a des origines multiples. L'Encyclopaedia Universalis évalue la communauté d'origine indienne à 40,3 %, l'africaine à 39,6 %, la métisse à 18,4 %, l'européenne à 0,6 %, la chinoise à 0,4 %, et les autre à 0,7 % (chiffres de 1990). GESTE INDIVIDUEL, MÉMOIRE COLLECTIVE Le jeu du pan dans les steelbands de Trinidad & Tobago Aurélie Helmlinger année, au moment du carnaval, son instrument national en une gigantesque compétition appelée Panorama, où d'immenses groupes d'une centaine de personnes, les steelbands, s'affrontent par la performance d'un morceau de dix minutes aux arrangements virtuoses. Le soir de la finale (après l'épreuve des préliminaires et des demi-finales), le pays retient son souffle, et ceux qui ne peuvent assister directement au spectacle le suivront probablement à la radio ou à la télévision, pour infirmer ou confirmer les fiévreux pronostics qui fusent depuis le début des répétitions quotidiennes, plus d'un mois auparavant. C'est au sein de ces compétitions de steelbands que le geste musical assume un rôle outrepassant ce qui ne serait que l'exécution d'un matériau musical construit indépendamment. Du point de vue individuel d'abord, le geste, guidé par la configuration des notes sur l'instrument, peut avoir des conséquences sur les choix musicaux de l'arrangeur. Collectivement ensuite, un certain nombre de constatations semblent suggérer que quelque chose d'important se joue entre les gestes simultanés des musiciens et la mémorisation même du répertoire 4 . La musique des steelbands Depuis l'indépendance, en 1962, l'activité des steelbands est largement orchestrée par une association nationale, «Pan Trinbago », financée par le gouvernement. Différentes compétitions rythment la vie musicale au fil des mois, toujours ouvertes par l'hymne national, écouté par tous avec grand respect. Par leurs règles elles dessinent le paysage musical: à chaque concours correspond un type de pièce et un nombre approximatif de musiciens. Le Panorama, dont la finale a lieu le samedi soir précédant le carnaval, est l'événement le plus mobilisateur 5 . La pièce doit impérativement être l'arrangement d'un calypso diffusé sur les ondes radio de Trinidad dans l'année précédente. Le calypso, chanson de satire sociale à l'harmonie tonale et accompagnée d'un rythme caractéristique à deux temps, a été rapidement intégré dans le répertoire des steelbands. Les règles du Panorama ont par la suite donné naissance à un nouveau type, destiné à fournir le matériau musical de ces pièces de compétition. Un tel calypso, réalisé à grands renforts de synthétiseurs et de boîtes à rythmes, plus que par son 182 CAHIERS DE MUSIQUES TRADITIONNELLES 14 / 2001 4 Ce travail repose d'une part sur mon expérience de panniste et sur un terrain de deux mois lors duquel je me suis intégrée à un steelband pour le Panorama. La première partie de l'article résume mon travail de maîtrise et la seconde touche à mon sujet de thèse, dont cet article ne saurait être le strict résumé: des expérimentations sur le modèle des sciences cognitives viendront mesurer finement les caractéristiques de ce type de mémoire, permettant une analyse plus complète par une dissociation des niveaux de musiciens et des différents paramètres de l'encodage. 5 A titre d'exemple, en 2001, 57 conventional bands (comprenant jusque 100 musiciens) 51 traditional bands (jusque 45 musiciens) ont concouru, auxquels il faut ajouter 23 groupes juniors (source internet, site de Pan Trinbago). Les conventional bands ont des instruments pouvant être composés de plusieurs pans pour un seul musicien. Les traditional bands portent leurs instruments en bandoulière, chaque panniste n'ayant donc qu'un bidon.
doi:10.2307/40240408 fatcat:sg7oqztc5vhzpc3xcwj3wdm3v4