L'énigme du capital et la crise actuelle 1

David Harvey
unpublished
De nombreuses explications ont été données de la crise du capital qui a commencé en 2007. Mais il y manque quelque chose : une compréhension des « risques systémiques ». J'ai pris conscience de cela lors d'une visite de Sa Majesté la reine à la London School of Economics où elle demanda aux prestigieux économistes qu'elle y rencontra pourquoi ils n'avaient pas vu venir la crise. Interrogés par une monarque féodale et non par un simple mortel, les économistes se sentirent contraints de répondre.
more » ... Après six mois de réflexion les gourous économiques de l'université britannique soumirent leurs conclusions. On en retiendra que de nombreux économistes, intelligents et consciencieux, avaient travaillé dur à comprendre les processus microéconomiques. Mais, inexplicablement, ils étaient tous passés à côté du « risque systémique ». Un an plus tard, un ancien économiste en chef du Fonds monétaire international déclara : « Nous savons vaguement ce qu'est le risque systémique et quels facteurs pourraient y contribuer. Mais il serait exagéré de dire qu'il s'agit d'une science aboutie. » Dans un document officiel, le FMI décrivait l'étude du risque systémique comme en étant « à ses balbutiements ». Dans la théorie marxienne (par opposition à la myopie de la théorie néoclassique ou financière), le « risque systémique » trouve une expression dans les contradictions fondamentales de l'accumulation du capital. Le FMI pourrait s'épargner de nombreux problèmes en les étudiant. Comment, donc, pouvons-nous mettre à profit la théorisation de Marx des contradictions internes du capitalisme pour comprendre les racines de nos dilemmes contemporains ? Telle est la tâche que je me suis fixée dans L'énigme du capital et les crises du capitalisme. Cependant, en l'écrivant, je me suis aperçu que les versions conventionnelles de la théorie marxienne de la formation des crises n'étaient pas adaptées et qu'il était nécessaire de reconsidérer les arguments concernant la formation des crises exposés dans Le Capital et, plus important encore, dans les Grundrisse. Dans ce dernier ouvrage, Marx affirme que la circulation et l'accumulation du capital ne peuvent souffrir de limites. Lorsqu'il rencontre des limites, le capital s'efforce de les transformer en barrières qui peuvent être dépassées ou contournées. Ceci concentre notre attention sur ces points dans la circulation du capital où des limites, des blocages et des barrières potentielles peuvent surgir, puisque ceux-ci peuvent produire des crises de types divers. Le capital, insiste Marx, est un processus de circulation et non une chose. Il s'agit fondamentalement de mettre de l'argent en circulation afin de gagner plus d'argent encore. Il existe diverses façons de faire cela. Les financiers prêtent de l'argent contre des intérêts, les marchands achètent bon marché des produits qu'ils revendent plus chers et les rentiers achètent terres, ressources, brevets et autres, qu'ils cèdent ensuite à d'autres en échange d'un loyer. Même l'État capitaliste peut investir dans des infrastructures, à la recherche d'une meilleure assiette fiscale qui garantisse des revenus plus importants. Mais la principale forme de circulation du capital selon Marx était celle de la production du capital. Ce capital commence avec l'argent qui est utilisé pour acheter la force de travail et les moyens de production qui sont ensuite rassemblés dans un procès de travail, dans une forme technologique et organisationnelle donnée, qui aboutit à une nouvelle marchandise vendue sur le marché pour l'argent initial plus un profit. Pour des raisons que j'aborderai plus tard, une part du profit doit être capitalisée et mise en circulation pour tenter d'augmenter le profit. Le capital est ainsi contraint à un taux de croissance annuelle. La quantité de biens et de services échangés sur le marché au niveau mondial (qui est aujourd'hui de l'ordre de $ 55 trillions) a augmenté à un taux moyen d'environ 2,25 % depuis les années 1750. Dans certains lieux et à certaines époques, ce chiffre a été beaucoup plus important ; dans d'autres, beaucoup moins. Ceci correspond à la sagesse traditionnelle selon laquelle un taux de croissance de 3 % est le minimum acceptable qui permet à un capitalisme « sain » de fonctionner. De 2000 à 2008, le taux moyen de croissance sur le plan mondial était exactement de 3 % (avec de nombreuses variations locales). Un taux inférieur à 3 % est problématique et une croissance nulle ou négative définit une crise qui, si elle perdure, comme ce fut le cas dans les années 1930, 1. Texte présenté à l'Américan Sociological Association Meetings d'Atlanta, 16 août 2010. David Harvey / L'énigme du capital et sa crise actuelle / Éditions Syllepse / 2 / devient une dépression. Le problème pour le capital est donc de trouver un moyen d'atteindre et de maintenir de manière permanente une croissance annuelle minimale de 3 %. Mais il y a de nombreux signes qui montrent que l'accumulation du capital a atteint un point historique d'inflexion : il devient de plus en plus problématique de maintenir un taux de croissance annuelle. En 1970, pour ce faire, il s'agissait de trouver, au niveau mondial, de nouvelles possibilités d'investissement rentables à hauteur de $ 0,4 trillion. Aujourd'hui, retrouver un taux de croissance de 3 % porterait ce chiffre à $ 1,5 trillion. Si ce taux de croissance devait se maintenir jusqu'en 2030, ce chiffre atteindrait $ 3 trillions. En termes concrets, lorsqu'en 1750 le capitalisme se résumait à ce qui se passait autour de Manchester, Birmingham et quelques autres hauts lieux de l'économie mondiale, un taux de croissance annuelle de 3 % ne posait aucun problème. Aujourd'hui, il s'agit de la croissance résultant de tout ce qui se passe en Amérique du Nord, en Europe, en Asie orientale, en Amérique latine et, de plus en plus, en Asie du sud, au Moyen-Orient et en Afrique... Les implications sociales, politiques et environnementales sont tout simplement gargantuesques. On notera que le terme clé ici est celui de possibilités d'investissements rentables et non d'investissements socialement nécessaires ou désirables. Où sont donc les limites potentielles à cette rentabilité ? Parce que le capital est un processus et pas une chose, la continuité du processus (ainsi que sa rapidité, sa mobilité et sa capacité d'adaptation géographique) devient un aspect crucial pour le maintien de la croissance. Tout ralentissement ou blocage de la circulation du capital produira une crise. Si notre sang s'arrête de circuler dans notre corps, nous mourons. Si la circulation de capital s'arrête, alors le corps politique de la société capitaliste meurt. Cette règle simple s'est trouvée illustrée de manière exemplaire dans la foulée des événements du 11 septembre. Les processus normaux de circulation furent stoppés net à New York et autour de la ville avec des implications importantes pour l'économie mondiale. Il ne fallut que cinq jours au maire de l'époque, John Guiliani, pour supplier tout le monde de sortir la carte de crédit et d'aller faire des courses, d'aller au restaurant et au spectacle (il y avait maintenant des places dans les théâtres de Broadway !). Peu de temps après, le président des États-Unis fit quelque chose qui était sans précédent : il apparut dans une publicité collective pour les compagnies aériennes, enjoignant à la population de recommencer à prendre l'avion. Lorsque les banques arrêtèrent de prêter de l'argent et que le crédit fut gelé à la suite de l'effondrement de Lehman le 15 septembre 2008, la survie du capitalisme fut menacée et le pouvoir politique se donna beaucoup de mal pour desserrer l'étau. C'était une question de vie ou de mort pour le capital, tous les hommes de pouvoir le reconnaissaient. Une étude de la circulation du capital révèle néanmoins une série de points de blocage potentiels, chacun d'entre eux pouvant entraîner une crise en gênant la circulation du capital. Nous allons maintenant les examiner les uns après les autres.
fatcat:yq256bidrzfdjlggst4z5pzfxu