Les mauvaises interprétations de la liberté
2006
Bulletin des Médecins Suisses
Là où il y a désir, y a-t-il forcément légitimité du désir?». Question posée à l'époque par la regrettée éthicienne France Quéré à propos d'éventualités discutables en matière de procréation médicalement assistée. La réponse est bien évidemment non. On a le droit d'avoir toutes sortes d'envies mais il n'est pas toujours acceptable de les concrétiser. Le Code pénal est là pour dire, dans l'éventail de ce que l'être humain peut vouloir faire à un moment ou l'autre, quels actes sont acceptables et
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... quels autres ne le sont pas. Un principe qui devrait faire partie de la conscience de chacun est que la liberté vaut par les limites qu'on lui met: ainsi quand satisfaire ses envies implique des conséquences nuisibles sérieuses pour les autres: par exemple, on a le droit de se livrer à des acrobaties sexuelles entre adultes consentants mais la pédophilie est punissable. La liberté du commerce est légitimement restreinte notamment quand la santé publique est en danger (limites à la vente de tabac et d'alcool à des mineurs). Le drame de l'enfant zurichois tué le 1 er décembre par trois pitbulls pose de manière aiguë une question du même ordre. Chacun comprend qu'on puisse aimer les chiens. Mais quand ces animaux mutilent des êtres humains, voire deviennent homicides, jusqu'où les souhaits de leurs propriétaires et autres fans peuvent-ils prévaloir contre l'intérêt commun? La collectivité n'a-t-elle pas le droit de les contraindre, le cas échéant, à se passionner pour des races moins dangereuses? Certains pays ont interdit la possession de tels chiens, comme le Danemark, ou pour le moins mis des limites très strictes à leur possession. Cela est juste, cela découle d'une pesée équilibrée des intérêts en cause. Médecin de santé publique, je connais bien les arguments des libertaires pour qui la possibilité de faire tout et n'importe quoi doit rester intangible, pour qui l'intervention des pouvoirs publics est systématiquement indésirable -même là où il s'agit de protéger le public. On a entendu cela il y a plus de vingt ans à propos du port obligatoire de la ceinture de sécurité qui pourtant a divisé par deux le nombre de morts et de handi-caps graves dus à des accidents. On me demandera alors si je veux interdire la varappe ou le parapente parce que la mortalité dans ces sports est bien supérieure à la mortalité générale. Bien sûr que non, parce que je réalise l'intensité des satisfactions que retirent leurs praticiens -et parce que c'est avec leur vie qu'il prennent des risques, pas avec celle des autres. Je n'arrive pas à croire (désolé) que la jouissance de posséder un pitbull ou un rottweiler soit tellement supérieure à celle d'avoir un animal moins dangereux. Point majeur: ces considérations ne s'appliquent pas seulement à des situations aiguës, violentes. Elles valent aussi bien pour des dangers sournois mais plus graves encore à long terme comme le réchauffement du climat (entre autres choses, l'habitat de millions de personnes va disparaître à cause de la montée du niveau des mers). Question: là où il y a désir de rouler en 4 x 4, y a-t-il forcément légitimité du désir? Oui pour ceux qui habitent des régions montagneuses d'accès difficile, mais non à mon sens pour parader en ville (ici, je n'entends pas interdire mais faire en sorte que leurs usagers assument entièrement les atteintes environnementales). Tenir compte des intérêts de son prochain est un élément fondamental du cadre légal et éthique qui est le nôtre. Ce cadre est actuellement gravement affaibli par les revendications égocentriques de ceux (comme Margaret Thatcher, disait-on) pour qui la société et l'intérêt général ça n'existe pas, pour qui il n'y a jamais que juxtaposition d'égoïsmes individuels ... Sans doute ne peut-on pas nous obliger à aimer notre prochain, mais on doit pouvoir exiger de le respecter. Les explications lénifiantes de ceux qui s'opposent à ce que soient écartés fermement des dangers pour la qualité et le milieu de vie -des dangers publics -, qu'il s'agisse de certains chiens ou d'altérations progressives de l'environnement, ne sont pas adéquates. PS: Entre nous, je ne serais pas étonné qu'on trouve parmi les grands défenseurs de ces chiens certains de ceux qui réclament de la manière la plus vigoureuse l'extermination du loup de nos montagnes, qui n'a pourtant pas tué d'homme.
doi:10.4414/bms.2006.11667
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