Leurrer la nature. Quelques exemples de manipulation des bêtes en Asie intérieure
Carole Ferret
2013
Cahiers d'anthropologie sociale
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... terdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Leurrer la nature 72 Leurrer la nature. Quelques exemples de manipulation des bêtes en Asie intérieure Carole Ferret Abuser la nature de sorte qu'elle vous donne ce que vous souhaitez, voilà qui est fort tentant. Le leurre correspond à une forme d'action bien particulière, une manipulation consistant à faire croire pour faire agir. Les peuples pasteurs de Sibérie et d'Asie centrale pratiquent des élevages de type extensif, où les animaux participent de diverses manières à leur exploitation. Dans quelle mesure certaines techniques pastorales s'appuient-elles sur le leurre ? Adoptant l'approche d'une anthropologie de l'action, nous verrons si les pasteurs iakoutes ou kazakhs leurrent effectivement leur bétail lorsqu'ils le manipulent à l'occasion de l'allaitement ou de la conduite des troupeaux par des huchements. Faire croire pour faire agir En Asie centrale, les Kazakhs, pasteurs nomades jusqu'à la collectivisation des années 1930, élèvent des chevaux, des moutons, des chèvres, des vaches et des chameaux dans un milieu de steppes et de déserts. En Sibérie, les Iakoutes, pasteurs semi-sédentaires, élèvent des chevaux, des vaches et des rennes dans un milieu de taïga parsemée de clairières. Il s'agit, dans les deux cas, d'élevages extensifs en troupeaux, le nourrissage des bêtes étant principalement fondé sur le pacage, avec une rotation des pâtures qui peut entraîner, chez les hommes qui accompagnent leur bétail, diverses formes de mobilité. L'élevage iakoute du cheval est singulièrement peu interventionniste. Il se caractérise par une absence de contrôle du cycle reproductif, une surveillance épisodique des troupeaux et un affouragement minime en dépit d'un climat exceptionnellement rigoureux (Ferret, 2006 ; Ferret, 2012). Ces caractéristiques tendent à le Leurrer la nature. Quelques exemples de manipulation des bêtes en Asie intérieure rapprocher d'une activité cynégétique, d'autant que la principale activité des éleveurs consiste à chercher leurs animaux, qui pâturent en liberté : plus que des gardiens de troupeaux, ils sont des « chercheurs » de chevaux (Ferret, 2007). Autre point commun avec la chasse, la viande constitue actuellement le premier débouché de cet élevage (Ferret, 2009). Le leurre des chasseurs Si l'élevage est proche de la chasse, observe-t-on, parmi les techniques pastorales, un recours au leurre -qui relève primordialement du domaine cynégétique ? À la différence des éleveurs, les chasseurs ne maîtrisent pas les mouvements du gibier que, faute de débusquer, ils peuvent vouloir attirer. Selon la définition du dictionnaire, le leurre est un terme de fauconnerie désignant initialement un morceau de cuir rouge en forme d'oiseau auquel on attache un appât et qui sert à faire revenir le faucon sur le poing ; par extension, ce mot dénote un artifice destiné à tromper. Dans la chasse au vol telle qu'elle est encore pratiquée en Asie centrale, le leurre ne correspond pas toujours à une totale duperie, puisque c'est souvent un animal véritable qui sert de leurre, ou d'appelant pour la capture initiale des oiseaux de proie. L'aigle royal par exemple, est pris grâce à un leurre vivant (tel qu'un oiseau mauvais chasseur) ou un leurre mort (tel qu'une dépouille de lièvre ou de renard) avant d'être apprivoisé, dressé puis utilisé pour la chasse au vol (Jacquesson, 2000 : 114). Le leurre est donc ici une authentique proie, qui n'aurait rien pour décevoir l'animal si on lui donnait la possibilité de s'en repaître. D'autres procédés sont aussi utilisés pour s'emparer du futur auxiliaire de chasse : filet, perche-lasso comme pour la capture des chevaux, chaussons de feutre pour ne pas ébruiter sa venue ou recours au feu pour paralyser l'animal d'étonnement (Čormanov, 1906 : 8-10). Par la suite, les jeunes rapaces sont encore entraînés avec des leurres, des oiseaux qu'on a privés de la possibilité de fuir en leur ôtant des ailes, afin que le novice se forme sur une proie facile. Les aigles destinés à la chasse aux antilopes saïga sont d'abord confrontés à des chèvres (Čormanov, 1906 : 6). Il n'y a donc pas ici véritablement illusion, visant à « faire prendre des vessies pour des lanternes », mais une simple substitution spécifique destinée à faciliter le dressage. Cependant le leurre (kaz. dalbaj 1 ) est aussi une planchette recouverte d'ailes de pigeon, dont le fauconnier se sert pour rappeler son oiseau (Jacquesson, 2000 : 94). Apprendre à revenir au poing est une partie importante du dressage, qui s'aide d'un autre type de leurre, cette fois réellement décevant, au sens archaïque du terme. Ces divers exemples, tirés du domaine primordial du leurre, la chasse au vol, incitent à s'interroger sur la nature du leurre, suivant que l'illusion qu'il crée est plus ou moins proche de la réalité. Traite des vaches dans le iak. hoton « étable », après la sucée du veau ensuite attaché devant sa mère. (Photographies C. Ferret. Iakoutie, ulus d'Ust '-Aldan, août 2008) Ce procédé est aussi utilisé ailleurs : les Nuer usent du même stratagème pour traire leurs vaches (Evans-Pritchard, 1994 [1937 : 40). Plus près de nous, dans le Cantal, la vache Salers se trait toujours avec la participation du veau, qui amorce et achève
doi:10.3917/cas.009.0072
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