Soli Deo gloria
Stéphane Chaudier, Frédéric Montfort
2008
Roman 20-50. Revue d'étude du roman du XXe siècle
L'oeuvre de Chardonne est celle d'un protestant qui ne peut se prévaloir de sa foi, mais qui sait que seule la foi (sola fide) sauve. Les oeuvres ? Ces pauvretés ne sont bonnes que pour les catholiques. Dans ses Propos comme ça, Chardonne, plus pasteur qu'on ne croit, ne cesse de rabaisser l'orgueil humain : « s'il est honnête, l'écrivain s'interdira ce genre de facilités ; et puis vraiment scrupuleux, il s'interdira tout ; rien n'est vrai ». Pourtant, Chardonne ne se préoccupe guère du péché
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... ; la rencontre avec le Christ, unique médiateur, n'est manifestement pas son sujet. En revanche, la question de la certitude et de la relativité est centrale : à quoi l'homme abandonné de Dieu peut-il se fier ? À qui, à quoi consacrer une vie, des oeuvres, qui ne valent rien ? À la société 1 ? Doit-on travailler à la réforme de ce monde, si imparfait, ou à sa conservation ? Quelle est la valeur suprême ? Le plaisir ? Le style ? Le classicisme de Chardonne, qui n'aime rien tant que l'épure, n'est-il pas l'expression d'une poétique réformée ? Mais cette épure peut-elle prétendre rendre compte de la vie qui, souvent, semble baroque, foisonnante, excessive ? Soli Deo gloria : Chardonne à l'épreuve de la foi À Dieu seul la gloire : qui connaît la fière devise des protestants ? En France, vieille terre de persécutions, la foi réformée est presque invisible : « Le pasteur était inconnu de presque tous les invités de M me Arthur Pommerel. Dans la petite ville catholique, c'est à peine si on soupçonnait son existence. ... Mais de tous les êtres qui échappent aux regards, le plus caché, le plus ignoré est bien la femme du pasteur » (DS, 30). Malgré sa discrétion, la figure de « femme de pasteur » revêt une grande importance théologique dans la foi réformée : elle manifeste l'intégration du pasteur dans la communauté et symbolise le refus de la cléricature. C'est pourquoi le titre de la première partie des Destinées sentimentales, « La femme de Jean Barnery », prend, pour le lecteur initié, une « coloration » très protestante : effaçant le nom du personnage, qui n'existe plus que par rapport à son mari, la périphrase institue le régime de la dissimulation au coeur de la visibilité ; car Nathalie, « la femme de Jean Barnery », est bien le principe secret du livre. Elle révèle la faillite intime de Jean qui, ne parvenant pas à convertir sa femme au sublime de la simplicité évangélique, se sent discrédité dans son rôle de pasteur. Il divorce, s'exile en Suisse (comme Chardonne), épouse Pauline et vit avec elle une austère idylle alpestre. Il revient dans la plaine, à Limoges, ville de misère et de poussière, avatar des cités maudites : car il doit sauver la fabrique, c'est-à-dire la fortune qu'il a léguée à Nathalie. 1 « "Nous devons beaucoup à la société" », explique Jean Barnery (DS, 227) ; mais nul nationalisme, chez lui : « "Je ne veux pas mourir pour la France où je n'ai pas un ami" » (DS, 303). Les liens économiques rendent les hommes dépendants les uns des autres, pour leur survie ou leur prospérité ; ils sont donc nécessaires et concrets ; en revanche, le patriotisme repose sur un sentiment, donc une chimère qui, de fait, s'est révélée meurtrière.
doi:10.3917/r2050.045.0049
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