Une nouvelle « lisibilité du monde » : Les usages des neurosciences par les intermédiaires culturels en France (1970-2000)

Sébastien Lemerle
2011 Revue d Histoire des Sciences Humaines  
Les usages des neurosciences par les intermédiaires culturels en France (1970-2000) L'essor public des neurosciences peut être appréhendé de plusieurs façons. Nous nous limiterons dans le cadre de cette contribution à en cerner les contours dans une zone spécifique du monde social, celle des producteurs culturels. Ici, la dynamique du phénomène ne peut être appréhendée sans la prise en compte de la surdétermination de cette entité culturelle qu'on appelle cerveau, au moment même où les
more » ... nces prétendent délivrer un discours de vérité à son sujet. Cette surdétermination pèse dans la façon même dont les neurosciences vont accéder à l'espace public. Elle consiste pour une large part en une tendance à aborder le social dans une optique individualisante et psychologisante, qu'on peut déceler à la fois chez certains intermédiaires culturels et une partie du lectorat. Evidemment, cette surdétermination en arrive à brouiller la portée intellectuelle de l'essor des neurosciences, mais ce phénomène s'observe aussi pour d'autres domaines du savoir et constitue sans aucun doute une donnée de base des processus de transfert dans l'espace public des savoirs scientifiques. Ne pas reconnaître cet état de fait reviendrait à reconduire l'idée d'une transmission verticale des débats savants, de haut en bas, et à négliger le fait que ceux-ci « tombent » le plus souvent dans l'espace public en subissant certaines « déviations » imputables aux canaux qu'on leur fait emprunter pour arriver auprès des profanes 1 . Les neurosciences bénéficient dans les circuits de production culturelle de grande diffusion d'une popularité avérée et ancienne. Celle-ci a trouvé une forme de cristallisation en 2003 1 En supposant bien sûr que ces débats portent eux-mêmes toujours sur des enjeux purement théoriques. 2 avec le lancement du mensuel Cerveau & psycho, émanation de la revue Pour la science. Cet avocat parmi les plus actifs des neurosciences auprès du « grand public » affirme ainsi dans son premier éditorial : « Les mécanismes complexes de pensée, le langage, le raisonnement logique, les capacités mathématiques, la conscience, incluant émotions et sentiments, ont été des questions longtemps réservées aux philosophes ou aux psychologues, mais l'alliance récente de la psychologie cognitive et de l'imagerie cérébrale marque les premiers pas d'un programme d'étude associant psychologues et spécialistes du cerveau. Cette collaboration ne se limite pas à un échange de connaissances et à un enrichissement de la culture générale : aujourd'hui, les connaissances acquises changent notre rapport au monde. Nous découvrons l'intimité psychologique du cerveau humain et ses potentialités : ces données jettent un nouvel éclairage sur l'individu et la société. »2 De telles déclarations n'ont rien d'inédit. Elles ne représentent en fait qu'une variante d'un discours beaucoup plus général, qu'on retrouve tout autant dans la presse que dans certains essais de « savants », et qui mobilise depuis longtemps les sciences du cerveau dans des discussions à visée philosophique, épistémologique, etc., et ce concurremment à diverses théories fondées sur d'autres secteurs des sciences de la vie, comme la génétique. Depuis les années 1970 au moins, le chromosome du crime, l'hérédité de l'intelligence, voisinent avec la théorie de la tripartition du cerveau dans les news magazines et plus largement les industries culturelles (édition, publicité, télévision, cinéma) : « La vie de chacun d'entre nous est régie par des lois non écrites qu'il nous faut découvrir dans les racines mêmes de notre cerveau. [...] Toute tentative consistant à expliquer l'origine des lois humaines doit comporter une évocation historique de nos ancêtres reptiliens qui ont vécu il y a plus de deux cent cinquante millions d'années. » 3 A ceci près que les neurosciences paraissent auréolées d'un prestige particulier, que résume bien Jean-Pierre Changeux : « Les neurosciences vont nous apporter une nouvelle vision, une nouvelle conception, de l'homme et de l'humanité. Nous nous devons de réfléchir plus avant aux conditions qui vont, peut-être, apporter plus de qualité de vie et de bonheur de vivre aux hommes puisque tel est bien, après tout, notre but.
doi:10.3917/rhsh.025.0035 fatcat:nis4fcpijrbh7pspea444ah6r4