Le pronom indéfini osque pitpit "quicquid" de Paul Diacre à Jacob Balde: morphosyntaxe comparée des paradigmes *kwi- kwi- du latin et du sabellique

Barbora Machajdíková, Vincent Martzloff
2016 Graeco-Latina Brunensia  
In spite of its commonplace appearance, the entry Pitpit Osce quicquid transmitted by Paul the Deacon (Paulus Diaconus) deserves our full attention in many respects. On the one hand, as regards the reception of the gloss, it has so far remained unnoticed by linguists that the lemma had an unexpected destiny, since the Alsatian Jesuit Jakob Balde introduced the word pitpit in his poems De Eclipsi Solari and Poesis Osca sive Drama Georgicum. On the other hand, as regards the linguistic background
more » ... of the gloss, the morphological correspondence between pitpit and quidquid presents some surprisingly complex problems, because the Oscan epigraphical documentation has (or, more precisely, seems to have) two sets of forms, pis.pis and píspíd. The question then arises as to whether the masculine form of pitpit was *pispis or rather *pispit, a form which is actually attested in a defixio of Petelia (in Greek script). In order to reexamine the historical analyses of pis.pis, píspíd and pitpit it will be necessary to reconsider the synchronic paradigm structure and the historical morphology of Latin quisquis, quidquid and to discuss the comparative evidence (Hittite kuiš kuiš, Tocharian k u se ksa). Armenian inč' also will be submitted to close scrutiny. The South-Picene word pimpíh (Casteldieri) shows that píspíd may be the older form within the Oscan corpus. Contrary to the prevailing opinion, the direct (genetic) comparison between pis.pis and Hittite kuiš kuiš is highly questionable. De nombreux chercheurs, qu'ils soient historiens des institutions romaines, de la religion ou de la société de Rome, qu'ils soient spécialistes des langues en usage dans l'Italie ancienne avant l'expansion du latin, ou qu'ils soient comparatistes des langues indo-européennes, ont souvent eu l'occasion d'apprécier l'importance pour leurs travaux 2 Les deux auteurs expriment leur gratitude à J.-P. Brachet et à H. Eichner pour de précieuses indications. 3 Festus est mis à contribution à propos de cunctus par Iovino (2012: p. 228), avec bibliographie. 4 Parmi les noms d'animaux, l'un présente une monophtongaison qui pourrait être dialectale. Il s'agit du mot orata "dorade". Mais, bien sûr, cela ne suffit pas en soi à considérer qu'il s'agit d'un mot sabellique. Sur ce mot, voir Machajdíková (2014c: p. 38). 5 En ce qui concerne la langue latine, nous citerons par exemple Callim antiqui dicebant pro clam, ut nis pro nobis, sam pro suam, im pro eum (Paul. Fest. 41, 6-7 L). 6 Sur pitora, voir Machajdíková (2014d). 7 Sur le quantifieur sollum et sur les formes qui lui sont associées, auxquelles il faut ajouter la forme σολλομ de Petelia publiée par Lazzarini (2004), voir Machajdíková (2013) et Martzloff (2014a: pp. 220-223), avec bibliographie antérieure. 8 La glose a souvent été citée par les philologues. Voir Ernout (1909: p. 35) et Biville (2013: p. 31). Graeco-Latina Brunensia 21 / 2016 / 1 ČLÁNKY / ARTICLES d'une labiovélaire /k w / (notée par le digramme qu) en latin. Pourtant, comme nous allons le voir, malgré l'équivalence affirmée de pitpit avec quicquid, il existe une importante dissymétrie entre l'indéfini osque et l'indéfini latin. Assurément, sur le plan descriptif, pitpit semble être une forme à redoublement. Néanmoins, la question que nous aurons à examiner est la suivante: s'agit-il d'un authentique redoublement (comme dans le quidquid latin), ou bien les deux éléments ont-ils un statut différent, le premier pit étant un élément fléchi, le second étant une particule invariable, résultant d'un figement de l'accusatif neutre singulier? Si c'était le cas, la forme extérieure du redoublement dans pitpit serait trompeuse, et l'équivalence avec le latin quidquid serait partielle. Afin de nous prononcer sur ce point, il nous faudra non seulement étudier les données de l'épigraphie sabellique, mais aussi les replacer dans un contexte plus vaste, en les confrontant aux données latines elles-mêmes et à la documentation livrée par d'autres langues indo-européennes. Notre réflexion prendra pour point de départ les faits latins, qui sont les mieux décrits. Cet examen débouchera sur des conclusions nouvelles. En particulier, nous verrons que beaucoup de comparatistes ont accordé une place excessive à la forme osque pis.pis (Pompéi), qui a été comparée de façon hâtive à la fois avec le pitpit osque, avec le quisquis latin, et avec le kuiš kuiš du hittite. La glose et l'histoire de la tradition Dans une glose de Paul Diacre (Paul. Fest. 235, 15 L), la forme pitpit est présentée comme un pronom indéfini de la langue osque: Pitpit Osce quicquid. 9 Il existe une uaria lectio qui est de forme pippit. 10 D'un point de vue strictement descriptif, le mot glosé contient deux fois un élément écrit pit, qui semble pouvoir être comparé à un mot osque réellement attesté sous les formes pid ou píd. 11 Verrius Flaccus ou sa source immédiate n'ont donc probablement pas inventé de toute pièce cette forme pitpit, qui doit correspondre, d'une façon ou d'une autre, à une donnée linguistique réelle de l'osque. La glose apporte ainsi vraisemblablement une authentique information dialectale. Cela n'implique pas toutefois, en dépit des apparences, que la structure de pitpit soit exactement identique à celle de quidquid. Nous verrons que les deux formes pourraient présenter une différence grammaticale importante. Cette glose de Paul Diacre, en apparence insignifiante, a eu une destinée inattendue. Elle a en effet été exploitée par le poète Jacob Balde dans son ouvrage De Eclipsi Solari 12 (1662), à l'intérieur d'un passage que le poète prétend avoir rédigé en langue osque. Il s'agit en réalité d'un texte où sont introduits pour l'essentiel des mots latins rares ou archaïques, que Balde a rencontrés dans des glossaires ou des oeuvres latines qui citaient Graeco-Latina Brunensia 21 / 2016 / 1 ČLÁNKY / ARTICLES des mots désuets. Le seul mot réellement osque est précisément pitpit. Nous nous limitons à reproduire ici le passage pertinent 13 (De Eclipsi Solari, 2, 5, 55): Si sancti Crucii aestimia est: nisi fucile, pitpit Sardarunt uates, qui contemplare futura Institerunt; [...] La compréhension de l'ensemble du passage est facilitée par un glossaire qui est fourni en appendice dans l'ouvrage de Balde (1662: pp. 229-230), où sont donnés les termes rares glosés de la façon dont ils étaient compris à cette époque: Crucii: Crucis; Aestimia: Aestimatio; Fucile: Futile; Pitpit: Quidquid; Sardarunt: Cognoverunt, intellexerunt. Précisons que le verbe sardāre a dû être puisé chez Paul Diacre: Sardare intellegere. Naevius (Bell. Pun. 71): "Quod bruti nec satis sardare queunt" (Paul. Fest. 429, 8-9 L). Un passage homologue existe sous forme fragmentaire chez Festus. 14 Faller (2005: p. 279) propose la traduction allemande suivante: "Wenn das heilige Kreuz Wertschätzung besitzt; wenn es nicht nutzlos ist, was auch immer die Seher sahen, die nicht davon abließen, Zukünftiges zu betrachten: [...]." Balde explique lui-même qu'il connaissait Festus. 15 Jacob Balde, qui était manifestement friand de curiosités linguistiques, a employé pitpit dans une autre de ses oeuvres, précisément intitulée Poesis Osca sive Drama Georgicum (Munich, 1647). 16 Citons les passages suivants, que nous accompagnons des gloses figurant dans le livre lui-même, avec les numéros de pages: est mactabile, pitpit strenuat aduorsum (30), c'est-à-dire mactationi destinatur, quidquid strenue se aduersum opponit (31); Et pitpit furiarum, algusque, aestique [...] (32), c'est-à-dire Et quidquid furoris, frigoris, aestus [...] (33); Pitpit rumiferas strepiti, clarare memento (44) , c'est-à-dire quidquid rumoris fers strepens, declarare memento (45). Il faut ajouter une occurrence de pitpit, dans un contexte délibérément fragmentaire (68), sur l'auguralis saxi latus dexterum, une inscription en pseudo-osque sortie tout droit de l'imagination de Balde, qui aurait été trouvée prope Hipp-osco-crenen, et l'auteur précise: Iacebat ad caput Fontis in opaca Silua, miris characteribus & figuris insignitum (61). Bien sûr, ce que Jacob Balde entendait par osque est très différent de ce que les philologues d'aujourd'hui comprennent par ce mot. Comme le souligne à juste titre Leonhardt (1987: p. 477), l'osque tel que le concevait Balde était plutôt une sorte de latin archaïque, qui n'a toutefois naturellement jamais existé sous cette forme. Il est en tout cas remarquable que la glose transmise par Paul Diacre ait pu être incorporée à un jeu littéraire néo-latin, qui visait explicitement à ressusciter une langue mal connue alors, l'osque, et dans lequel Balde faisait montre aussi bien de son inventivité 17 que de son érudition coutumière. 13 Voir Balde (1662: p. 205). Mais nous citons le texte d'après Faller (2005: p. 278). 14 Fest. 428, 33-36 L. Sur ce passage de Naevius, voir Barchiesi (1962: pp. 507, 540-541), qui en donne une édition accompagnée d'un commentaire, et encore Mercado (2012: p. 383). Warmington (1936: p. 73) traduit "because brutish men neither have power enough to understand". 15 Voir la citation donnée par Faller (2005: p. 279). 16 On trouvera une présentation de cet ouvrage chez Leonhardt (1987). 17 L'auteur puisait à la source Hipp-osco-crene, comme il la nommait. Voir Leonhardt (1987: p. 476) et Faller Graeco-Latina Brunensia 21 / 2016 / 1 ČLÁNKY / ARTICLES Analyse morphosyntaxique et sémantique de l'indéfini latin quisquis Dans la mesure où pitpit était présenté par Verrius Flaccus (dont Paul Diacre se fait l'écho par l'intermédiaire de Festus) comme le correspondant de quicquid (quidquid), il paraît indispensable de procéder à une présentation concise de l'indéfini latin quisquis, sous ses aspects morphologiques, syntaxiques, logico-fonctionnels et sémantiques. 18 Une description synchronique succincte des données latines concernant quisquis est un préalable nécessaire à la présentation des données comparatives à la lumière desquelles il sera possible de comprendre pitpit et son paradigme sabellique. Sur le plan morphologique, quisquis apparaît comme une authentique forme à redoublement. 19 Les deux éléments quis sont susceptibles d'être déclinés simultanément, et ils apparaissent au même cas, au même nombre, et au même genre. 20 On constate parfois des accidents phonétiques à la jointure: on a quicquid, en regard de quidquid. La typologie enseigne que le redoublement de pronoms interrogatifs ou de pronoms relatifs peut être une source d'indéfinis ou de pronoms relatifs libres non-spécifiques. 21 Un élément qui appartenait à l'origine au paradigme de quisquis apparaît sous forme figée dans l'adverbe quōquōuersum "de tous les côtés" et dans quāquā "par quelque endroit que". Mais toutes les formes du paradigme de quisquis ne sont pas également usitées. 22 Les éléments constitutifs de quisquis se rattachent à l'élément indo-européen *k w is. 23 En latin, le thème pronominal *k w i-est associé au thème pronominal *k w o-en un seul paradigme. Soulignons que quis (en emploi autonome) apparaît dans la langue latine avec différentes valeurs sémantiques et syntaxiques. L'élément quis peut fonctionner non seulement comme interrogatif et comme indéfini 24 (ces deux emplois étant abondamment documentés), mais aussi plus rarement comme relatif. L'emploi de quis en fonction de relatif a été mis en lumière notamment par Félix Gaffiot, dans un article qui (2005: p. 280). Graeco-Latina Brunensia 21 / 2016 / 1 ČLÁNKY / ARTICLES
doi:10.5817/glb2016-1-5 fatcat:p64vwqgppva3ppqemwiaswwfxy