La contrainte en psychiatrie
Mizu Bachelard
2020
Swiss Archives of Neurology, Psychiatry and Psychotherapy
L'âme souffre d'un déficit d'imagination matérielle.» Gaston Bachelard Afin d'écrire un texte sur ce thème, il m'a fallu revenir dans le passé de mon parcours de vie. En ce temps-là, il y avait «eux» et il y avait «nous», deux entités distinctes qui ne se rejoignaient pas. Deux mondes opposés par la rationalité et la folie. Une «guerre» subtile, parfois brutale et violente qui ne laisse pas indemne. Lorsque les patients évoquent la contrainte en milieu psychiatrique, ils décrivent souvent les
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... nditions violentes et humiliantes de leur traitement: séjour forcé en chambre d'isolement, chantage, obligation d'ingérer des médicaments, mesures de contention, privation de liberté. En tant que patiente au vécu qualifié de psychotique, j'ai expérimenté ce rapport de pouvoir exercé par les institutions disposant du mandat de nous soigner. Car qui dit contrainte, dit automatiquement pouvoir sur autrui, dans le sens de «presser, faire peser». La psychiatrie se définit étymologiquement et historiquement comme une médecine de l'âme. Elle a donc le pouvoir d'évaluer la santé mentale de tout individu à l'aune de ses propres critères. Qu'importe le diagnostic établi. Nous, patients, sommes désormais étiquetés comme anormaux. Nous ne pourrons jamais redevenir normaux. Ceci n'est pas notre destinée. On nous soigne pour ne pas déséquilibrer la société de nos comportements chaotiques et nos discours irrationnels. Il faut filer droit. Parler comme les autres. Fonctionner comme les autres. Ne pas faire de vagues. Notre âme libérée, prise de folie passagère doit être remise à l'ordre par la police de la pensée. Alors la contrainte vécue commence au moment même où les autres considèrent avoir la légitimité d'exercer une pression pour ce qu'ils considèrent comme un bien. Je crois qu'il y a une énorme confusion de ce qu'est véritablement la folie. Lorsqu'un type tue sa femme pour des raisons passionnelles ou qu'un autre entre dans un djihad parce qu'il se sent persécuté par des ennemis, on dit qu'il est fou. Mais ce type de folie n'en est pas vraiment une. Il s'ancre dans un discours compréhensible intellectuellement parlant. Or moi, j'ai vraiment été folle. Folle à lier. Personne ne m'a comprise. Du temps où j'étais prise de folie Je suis le feu fou. Le mot fou est un terme qui est apparu durant le Moyen-Age au XIème siècle. Il a la même racine que les mots: follet, feu-follet, affoler, affolement, folâtre, raffoler. Je suis venue à vous. Vous tous. Humanité entière. Lorsque je vous parlais, je vous disais être animée par Dieu, par Jésus, par Bouddha, par Allah. J'ai exigé que tous les hommes me suivent parce que j'étais mue par un brasier. Le même que celui du buisson ardent dans l'histoire de Moïse. Dieu se révèle par le feu, disent les écritures. Le feu qui dévore. Salvateur ou Destructeur. Je suis dévorée par la folie divine avec une seule mission: démanteler le pouvoir de l'intelligence en place. Celle de la bête: la raison humaine cartésienne qui dit: «Je pense, donc je suis». Dans ma folie, je ne pense pas. Je ne pense plus. L'instinct a pris le pouvoir sur ma pensée. Je parle mais ce n'est pas moi qui parle. J'agis mais ce n'est pas moi qui agis. Oui, je vis un état de dépersonnalisation, mais ce phénomène possède une vérité intrinsèque propre à tous les récits mythologiques. L'idée que la réalité est plus proche du rêve que d'une matérialité tangible et immuable. Tout le monde perçoit tel ou tel objet dans sa densité et sa structure. Mais qui est capable de percevoir le vide inhérent à la matière puisque celle-ci est constituée de 99,99% de vide? Le fou fait l'expérience du vide. Il n'est plus animé par la logique de sa propre pensée. Sa pensée n'est plus maîtrisable. Elle vient du chaos et du désordre. En tant que fou, j'ai eu une fonction au sein de cette humanité robotisée, obsédée par l'anticipation, par la production et le rendement. Je suis entrée en guerre contre un système contraignant par la force de ma folie, éloge de la liberté de l'esprit. Sans limites. Sans contraintes. Hormis celle de Dieu, contrainte encore plus forte que celle des hommes. De sujet à objet Pendant des années, ma folie a été éloignée de la psychiatrie. Tout le monde avait eu vent de mon délire mystique qui m'avait poussée à tout quitter (cf. article précédent). Je demeurais en ermite et j'écrivais quantité de textes à teneur prophétique. Pour moi, l'humain en général était tourné vers le mal. Son coeur était perverti par l'appât du gain, du pouvoir, de la reconnaissance, du savoir et de la domination. Il avait oublié le lien premier à son âme et ne reconnaissait plus son maître. Tant que je demeurais dans la discrétion derrière mon écran, ma folie était acceptable. Cependant, je souffrais de ma solitude et de l'échec avoué de ma mission. Des années avaient passées et force était de constater que je demeurais sans disciples. Pire, Dieu ne se manifestait pas du 1 A la demande de l'auteur, son nom ne sera pas rendu anonyme. Correspondence: Mizué Bachelard, mizueb[at]bluewin.ch Swiss Archives of Neurology, Psychiatry and Psychotherapy · PDF of the online version · www.sanp.ch Published under the copyright license "Attribution -Non-Commercial -No Derivatives 4.0". No commercial reuse without permission. See
doi:10.4414/sanp.2020.03161
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