Les chiffres ou les tripes

2015 Bulletin des Médecins Suisses  
MHA, membre de la rédaction «Maintenant q ue n ous avons entendu les juristes, l'heure est venue de faire parler le solide bon sens.» C'est ainsi ou à peu près que se serait exprimé, dans des discussions, l e patron d'une grande e ntreprise de consultants. Celui-ci n'entend certainement pas nier aux juristes la capacité de faire appel au bon sens. Son message est plutôt que le bagage technique ne suffit pas: une certaine expérience, un bon jugement et une bonne connaissance des autres sont
more » ... saires pour résoudre certains problèmes. Ce constat vaut aussi pour d'autres catégories professionnelles comme les médecins ou les économistes, par exemple. Et pourtant, comme on le constate précisément dans la politique de santé, les rapports d'expertise sont rarement mis en doute. Les politiciens aiment citer des chiffres à l'appui de leurs arguments, même s'ils écoutent leurs tripes pour prendre leurs décisions finales. Il est incontesté que la prise de bonnes décisions en matière de politique de santé nécessite un savoir médical, juridique, éthique ou économique. Et, pourtant, cette foi si répandue dans les chiffres soulève aussi des questions car leur qualité est souvent douteuse. Prenons l'exemple des coûts d'un comportement malsain: ils sont le plus souvent calculés en additionnant les coûts directs de la maladie et les pertes de production pour l'économie. Or, pour ces dernières surtout, il existe différentes méthodes de calcul qui donnent des résultats différents. Si l'on réunit les résultats d'études de ces dix dernières années, le tabagisme, l'abus d'alcool, le surpoids, le stress et les accidents de loisirs ont occasionné à l'économie suisse un coût d'environ 30 milliards de francs. Et si l'on y ajoutait les coûts immatériels, à savoir la douleur et la souffrance, ce montant serait quadruplé à quintuplé selon le mode de calcul. Dans l'hypothèse où l'on pourrait obtenir au moins une bonne approximation des frais médicaux et administratifs, du coût des d ommages matériels et des pertes de production résultant des comportements malsains, cela fournirait de bons arguments pour exiger davantage de p révention. Ainsi, p ar e xemple, l'OFSP rapporte que selon une étude qu'il avait ordon-née, chaque franc investi dans la prévention anti-tabac produit un gain net de 41 francs. L'OFSP voulait prouver par les chiffres que la prévention était rentable. Cela n'a pas dissuadé le Parlement d'envoyer finalement la loi sur la prévention dans les caniveaux. L'argument du coût peut aussi être utilisé pour sanctionner le comportement malsain par des mesures fiscales. La Suisse connaît depuis 1925 un impôt sur le tabac qui contribue à financer l'AVS. L'OMS désigne la hausse de l'impôt sur le tabac comme la méthode la plus efficace de prévention anti-tabac, études à l'appui, et pourtant le Conseil fédéral ne recourt à cet instrument qu'avec hésitation et par petits pas. L'appel de milieux politiques à la création d'un «impôt sur les graisses» n'a eu aucune chance devant le Parlement suisse. Des interventions politiques visant à faire payer des primes d'assurance-maladie plus élevées aux personnes dont le mode de vie malsain fait grimper les coûts de la santé sont restées pareillement infructueuses, t out c omme celles qui visaient à récompenser les autres assurés pour leur bon comportement, ce qui revient au même. Le seul projet qui ait passé la rampe du Parlement est celui de supprimer l'obligation de prestation des caisses-maladie pour les fêtards qui ont bu jusqu'au coma éthylique et se retrouvent aux urgences pour dégriser. Toutes ces décisions ont été prises contre les recommandations explicites de la plupart des experts. On ne saura pas lesquelles ont été dictées par les tripes ou par le solide bon sens. Depuis qu'il existe cette discipline appelée «économie de la santé», les chiffres qu'elle produit ont la cote auprès des acteurs politiques. Des économistes évaluent la longévité corrigée pour la qualité de vie, calculent les coûts d'un d iabète ou m esurent l'économicité des dépistages. Mais on ne nous ôtera pas le soupçon que tous ces savants calculs servent surtout d'alibi: une fois que les experts se sont prononcés, d'autres mécanismes de décision entrent en jeu. Dans le meilleur des cas, ils seront l'effet combiné des chiffres, des tripes et du solide bon sens. Pourtant, chacun fait comme si toutes les décisions politiques é taient f actuelles, « evidence-based». anna.sax[at]saez.ch L'OFSP voulait prouver par les chiffres que la prévention était rentable. Cela n'aura pas dissuadé le Parlement d'envoyer la loi sur la prévention dans les caniveaux.
doi:10.4414/bms.2015.03883 fatcat:nqnusn6h55dbjou457xuht3aje